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le servait sans dégoût, fût-il accompagné de sa « nénesse ». Ce n’était point la faute de la mère Fidèle si les femmes du monde, à cette époque, n’avaient pas encore pris l’habitude d’aller au café.

— Ah ! C’est vous, monsieur Macallan ! fit la brave femme en apercevant l’avorton. Je descends tout de suite ; un peu de patience ; « le temps de me ratisser la terrasse » et je suis à vous…

Il ne faudrait pas supposer que, par cette dernière expression, l’aimable patronne de l’Auberge du Bagne faisait allusion à ce genre d’exercice de propreté quotidien qui consiste, pour un cabaretier, à nettoyer, balayer, sabler comme il convient cette partie de trottoir qu’il consacre, souvent malgré les arrêtés de police, au besoin exprimé par ses clients de « consommer » en plein air. D’abord, il n’y avait point de trottoir devant cette auberge, et puis, « la terrasse » dont parlait en cet instant la mère Fidèle n’était ni plus ni moins que ce front ambré et un peu « bas de plafond » surmonté de la tignasse désordonnée dans laquelle la brave femme promenait avec acharnement cette sorte de râteau appelé peigne par les coiffeurs qui s’appellent eux-mêmes « merlans ».

M. Macallan — puisque Macallan il y avait — se prit à battre la semelle sur le terrain dur, cependant que les premières neiges tombaient.

Oui, les premiers flocons de l’année, les doux flocons blancs commençaient à tacheter de leur duvet léger tout ce paysage de tristesse et de ruine ; murailles crevées, planches vermoulues, terre en deuil, ciel gris, tout disparut, ou plutôt tout apparut avec un nouveau visage sous la voilette de l’hiver : il y a des vieilles femmes qui deviennent jolies quand elles se cachent à demi sous un tissu transparent.

M. Macallan était sans doute un artiste, car il parut apprécier la transformation des choses sous ce nouvel aspect de l’atmosphère. Il toussa fortement, bruyamment, fit un moulinet avec son bâton et cria tout à coup :

Petit gigue !

Et il entreprit illico « une petite gigue » qui aurait eu le don de mettre en sueur un squelette. Les pointes de ses pieds, sans talons, touchaient tour à tour la terre avec une telle rapidité, un tel rythme fou, qu’on pouvait les entendre, mais qu’il eût été difficile à l’œil le plus exercé de les suivre dans leur danse insensée. Les épaules de M. Macallan aussi, ses bras, son bâton participaient à cet exercice joyeux.

La mère Fidèle qui venait d’ouvrir sa porte, resta stupéfaite devant une si sublime gesticulation.

Quand M. Macallan s’arrêta, il ne paraissait même point essoufflé et pas une goutte de sueur ne perlait sur le parchemin rugueux de son