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par le Vautour, le chapeau claque, et ressemblait ainsi tant bien que mal à M. Denis, que nul, du reste, dans la prison, ne connaissait que pour l’avoir vu passer tout à l’heure, au milieu de la nuit, sous la forme fallacieuse de Patte d’Oie.

Desjardies n’aurait pas été plus pâle s’il avait été entouré de toute la force publique qui avait mission de le conduire à l’échafaud. Desjardies descendit les marches, traversa la cour, ne regardant ni à droite ni à gauche, ni même devant lui, passant le nez baissé devant le gardien-portier, devant l’adjudant Beauvisage et devant le sergent Valentin. Il s’arrêta contre la porte, sous la voûte, et attendit. L’adjudant appela le portier, qui continuait à rêver dans la cour. Le portier accourut.

— Vous désirez sortir, monsieur ? demanda le portier.

— Oui ! fit, d’un geste, Desjardies.

Le portier ne s’étonna point que cet homme ne s’exprimât que par geste. Il était habitué à ne jamais entendre la voix des aides du bourreau. C’étaient pour lui des réprouvés qui se rendaient parfaitement compte de la besogne de damnés qu’ils acceptaient et qui n’osaient point souiller les autres hommes, même d’un souffle.

Une porte, une seule, sépare encore Desjardies de la liberté et de la guillotine.

Les clefs remuent, tintinnabulent ; le bruit du pêne énorme qui s’ouvre… la porte… la porte qui grince sur ses gonds, un coin de jour livide qui pénètre sous la voûte, et, dans cet encadrement blême, la guillotine qui attend… le couteau triangulaire suspendu !…

Il ne peut pas parler !… Va-t-il pouvoir marcher ? Ainsi, dans les songes, il arrive que dans les mouvements où la vélocité s’impose, les jambes refusent tout service. C’est l’un des plus ordinaires supplices du cauchemar.

L’extravagant destin de Desjardies l’a jeté depuis quelques semaines, si souvent, et sans transition, du cauchemar à la réalité, qu’il ne saurait plus dire si la guillotine qui est devant lui est celle de ses rêves ou celle de la vie. Que de fois, dans son sommeil hanté, il a voulu fuir cette machine sans y parvenir !… Mais quoi ! Voilà que ses jambes le dirigent… Voilà qu’il va franchir le seuil de la prison…

Et, tout à coup, voilà qu’il entend le portier qui lui dit :

— Mais, monsieur, je ne vous connais pas !

Desjardies, interpellé par le portier, sent son cœur se glacer. Il a la terreur de savoir qu’il ne peut pas répondre. Sa langue, collée à son palais, lui refuse tout service. Incapable d’un geste, incapable d’un mot, il reste là, debout, devant l’homme qui vient de lui entrouvrir cette porte. Il a encore la force de se maintenir, mais il sent bien qu’il est pareil à ces cadavres millénaires, qu’on retrouve dans des attitudes vivantes au cœur des cités enfouies et qui s’écroulent quand on les touche du doigt.