Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/29

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans le même moment, l’homme dont le cou s’entourait d’un mouchoir rouge, et qui avait un profil de vautour, ayant échangé un rapide regard avec Cassecou, frappa brutalement la table de son cornet à dés et s’écria :

— J’ai perdu !… Patron, une bouteille, mais du bon !… Ce que vous avez de meilleur dans votre cave…

— François ! Donne une bouteille de cacheté vert à ces messieurs…

Le garçon expliqua qu’il fallait aller le chercher dans la cave.

— Mais je ne sais pas où il est. C’est toujours vous qui y allez, patron !…

— Possible !… Mais je suis fatigué aujourd’hui, mon garçon !… Allons !… Dégrouille-toi… Au fond, à droite, la troisième case…

Pendant que François ouvrait dans le plancher, à côté même du comptoir, la lourde trappe de la cave, le patron ne cessait de regarder l’homme au mouchoir rouge, son camarade Patte d’oie et les terrassiers qui les entouraient.

Décidément, leur allure à tous ne lui « revenait pas », et, machinalement, il donna un tour de clé au tiroir de sa caisse. Cassecou, lui aussi, lui paraissait inquiétant. Il en était à son troisième grog et il n’avait pas lâché le paquet qu’il portait sous le bras gauche, du geste du tailleur qui s’en va livrer au client « le complet » enveloppé dans la serge professionnelle.

Le garçon était remonté de la cave et disposait des verres sur la table des joueurs de Zanzibar. La demi-douzaine de clients qui se trouvait à l’écart, des gars qui n’avaient pas, comme nous l’avons fait remarquer, trop bonne mine, se levèrent pour sortir, mais, arrivés à la porte, ils se ravisèrent, et telle une escouade à l’exercice qui fait soudain demi-tour, ils s’approchèrent du comptoir à l’invitation qui leur était faite par l’un d’entre eux de prendre une dernière tournée. Ils se firent servir sur le zinc debout près du comptoir.

François, derrière eux, avait débouché sa bouteille. Le « cou de taureau » invita alors gracieusement le patron à trinquer avec eux. Celui-ci, qui ne pouvait refuser, s’avança avec circonspection. Il n’aurait pu dire pour quelle raison il ne se trouvait pas à son aise. Une sorte de pressentiment lui soufflait qu’il allait se passer quelque chose.

Il y a des pressentiments qui ne trompent pas. Il trinqua, mais il n’eut point le temps de porter son verre à sa bouche. Il se sentit saisi tout à coup par des mains innombrables, aux bras, aux jambes, à la poitrine, Il voulut crier : il avait un poing dans la bouche ; il mordit. Il put voir que son garçon subissait le même sort que lui. La petite escouade du comptoir s’était d’un seul coup ruée sur eux et les avait réduits au silence, en silence !

Pas un cri, pas un murmure, pas le bruit d’une chaise qui tombe. De