Page:Leroux - Le Roi Mystère.djvu/28

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’homme-vautour, en ce moment à moitié affalé sur un banc, jouait négligemment au « zanzi » avec un camarade dont la figure, incroyablement décharnée, avait des rides si marquées qu’on eût pu les croire dessinées au pinceau,

— À toi, Patte d’oie ! fit-il en passant le cornet et les dés à son partenaire.

Quatre ouvriers terrassiers, taillés en hercules, regardaient cette partie mélancolique.

À deux autres tables, une demi-douzaine de consommateurs fumaient et bavardaient. Ils n’avaient point des mines précisément recommandables, avec leurs casquettes, leurs cheveux plaqués en accroche-cœur, leurs sourires cyniques, mais le Lapin-qui-fume en avait vu fumer bien d’autres.

À la dernière table qui touchait presque la porte vitrée de la petite salle, un client ayant les allures honnêtes d’un petit bourgeois du quartier qui se serait levé de bonne heure pour une circonstance aussi importante que celle d’une exécution, vidait un verre de café noir. Il connaissait le patron, car, lorsque le garçon eut soigneusement refermé la porte vitrée sur ses mystérieux clients, il dit :

— Ah bah, monsieur Martin ! Vous faites des cabinets particuliers, maintenant… mes compliments !

Le petit bourgeois se leva, et avant que m’sieur Martin ait eu le temps de l’empêcher, il était allé à la porte, avait soulevé le rideau de cretonne qui cachait la vitre et regardé dans le cabinet.

— Peste, dit-il, des hommes en redingue et en chapeau haute-forme, s’il vous plaît…

Le patron était déjà derrière l’indiscret, si furieux qu’on eût pu croire qu’il allait le frapper de son poing fermé, mais il se contenta de grogner dans ses dents, cependant que l’honnête petit bourgeois, tout défaillant et soudain pâle, murmurait le doigt tendu vers la vitre :

— Mais… mais, m’sieur Martin… mais ce sont les aides du bourreau !…

Aussitôt, il paya rapidement sa consommation et s’en alla, comme si une telle promiscuité lui avait donné des nausées, poursuivi d’ailleurs par la mauvaise humeur de m’sieur Martin, furieux de ce qu’on eût dévoilé publiquement la qualité exceptionnelle de ses mystérieux clients.

— Eh bien quoi ! Faut bien qu’ils mangent ! dit Cassecou. C’est pas des purs esprits.

Un observateur attentif eût été profondément étonné que, dans cette salle de cabaret, l’annonce du voisinage des aides du bourreau n’eût point provoqué la moindre curiosité, le plus petit signe d’étonnement.

Les clients continuaient de causer avec une nonchalance telle qu’elle en devenait suspecte. Et comme ils avaient tous le même air, « celui de n’en avoir pas », le patron lui-même finit par s’en apercevoir. Mais,