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telles de vos contemporaines qui ne sourient jamais pour se garder des rides ; moi, vous ne me verrez jamais rire réellement, je veux dire avec bruit, avec éclat, pas plus que vous ne me verrez triste, pas plus que vous ne me verrez inquiet, parce que l’exhalaison de l’acide carbonique par les voies respiratoires augmente sous l’influence des impressions exhilarantes, et diminue par la tristesse et l’inquiétude.

J’ai dit tout à l’heure combien les discours baroques de Teramo occupaient les esprits ; dois-je ajouter que si quelqu’un s’en moquait absolument, ou plutôt les ignorait tout à fait, c’était le rabelaisien Eustache Grimm, qui ne s’était vu à pareille mangeaille.

Il fut troublé cependant dans l’acte prodigieux de sa manducation par une voix qui, à côté de lui, disait :

— La loi du jeûne se retrouve dans toutes les religions. Les Phéniciens et les Assyriens avaient leurs jeûnes sacrés. Les brahmanes se nourrissent de l’écorce des arbres qui croissent sur les bords du Gange. Il y avait à Rome des jeûnes institués en l’honneur de Jupiter. Certains jeûnes chez les Lacédémoniens s’étendaient jusqu’aux bestiaux ! Si on ne sait pas jeûner, on est condamné à une mort prochaine. Regardez le comte : il ne mange rien !

Eustache Grimm leva, à ces mots (« Si on ne sait pas jeûner on est voué à une mort prochaine ») un regard éperdu sur celui qui les prononçait. C’était un médecin fort célèbre, du nom de Mackensie, qui s’entretenait avec une pauvre petite figure de rien du tout, pas plus haut que ça sur son siège, et en laquelle nous avons déjà reconnu M. Macallan. M. Macallan avait les yeux fixés sur Eustache Grimm pendant que le docteur Mackensie lui parlait de la sorte, et ainsi le directeur de l’Assistance publique jugea que cette conversation du jeûne était venue du spectacle qu’il donnait d’une évidente goinfrerie, et encore que la phrase relative au décès prématuré des gens qui mangent trop le visait particulièrement.

Il s’essuya les lèvres, clapota de ses lourdes paupières sanguinolentes, se gratta le bout du nez et demanda :

— Pardon, docteur, est-ce que vous croyez réellement qu’il soit impossible de manger beaucoup et vivre vieux ? Il y a des exemples…

— Certes, interrompit le docteur Mackensie, il y a des exemples !… Mais ce sont des exemples de gens qui mangeaient beaucoup et qui restaient maigres !

Eustache Grimm toussa.

— Ainsi, fit-il, après un silence qui, pour lui, fut solennel, ainsi, vous pensez que je mange trop ?

— Je le pense.

— Et que c’est dangereux ?…

— Oui… Plures occidit gula quam gladius.