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ment charnue et dépassant la lèvre supérieure, révélait tout, des appétits de tout, formidables. Le menton ras était en harmonie avec le front ; mâchoire de fauve capable de broyer dans la mesure que le front était capable de penser, là-haut. Cette tête n’eût réussi qu’à faire peur si elle n’avait pas eu les plus beaux yeux bleus du monde, de grands yeux clairs d’enfant, qui regardaient bien en face avec sérénité.

Dans l’instant, ils accusaient les personnages présents de s’être rendus coupables, comme on dit au Palais, d’une sinistre plaisanterie, consistant à faire souper le deuxième magistrat de l’empire devant l’échafaud, en aimable compagnie. Celle-ci se composait de trois hommes et de deux femmes. Les trois hommes étaient M. Philibert Wat, banquier et député, et certainement le député le plus influent du régime. Il avait épousé la fille aînée du président du conseil et s’était fait au Corps législatif et dans les ministères une clientèle redoutable. À côté de Philibert Wat se tenaient le portraitiste Raoul Gosselin, une belle figure d’artiste chic, à la mode, monocle dans l’œil, et cependant simple et sympathique, et le directeur gérant de l’Assistance publique, Eustache Grimm, gros homme pacifique et quiet, personnage considérable qui avait la haute main sur tout ce qui touchait en France, publiquement, à la charité et la pitié. Des deux femmes, l’une était grande, belle, blond cendré, de regard enjoué, mais d’allure et de geste tragiques, la comédienne, à cette heure, la plus aimée de la capitale, celle qui venait de triompher dans les Martyrs, à la Porte-Saint-Martin : Marcelle Férand. Tout Paris la savait la grande et fidèle amie de Raoul Gosselin. L’autre femme, créature assez étrange, s’était échappée d’un harem de Tunis et s’appelait « La Mouna ».

Le procureur, Jacques Sinnamari, les écoutait protester contre ses dernières paroles. Tous affirmaient que s’il y avait eu une plaisanterie en tout ceci, ils en étaient, comme lui, les victimes, les victimes du reste nullement à plaindre, car l’hospitalité qui leur était si mystérieusement offerte ne manquait ni de charme, ni de piquant, ni de confortable. Les pyramides de fruits magnifiques qui garnissaient les consoles, le champagne qui rafraîchissait dans des seaux à glacer, le luxe du linge et de l’argenterie marqués aux initiales R. C., tout ce que l’on voyait permettait d’augurer que le mystérieux amphitryon « savait bien faire les choses ». Mais qui était donc celui qui les avait réunis là, dans des conditions telles que, après en avoir été d’abord fort intrigués, après s’en être ensuite amusés, ils commençaient maintenant à en être intimidés ?

— Enfin, mesdames et messieurs, de qui sommes-nous les invités ? s’écria Raoul Gosselin en allumant une cigarette à la flamme d’une bougie… Par quel sortilège sommes-nous réunis ?

Le procureur s’arrêta devant la Mouna qu’il n’avait jamais vue, et que, du reste, personne ne connaissait. Il s’inclina. Elle était assez