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Le comte ne la regardait pas. Mais si quelqu’un eût regardé le comte, il eût vu que derrière ses lunettes d’or, celui-ci pleurait.

Combien de temps la voiture roula-t-elle encore à travers Paris ?… Ce n’est ni Teramo-Girgenti, ni Liliane qui l’auraient pu dire…

Un silence affreux régnait dans le coupé, entre ces deux êtres qu’une destinée si étrangement énigmatique avait si singulièrement réunis.

Quand le cocher arrêta à nouveau ses chevaux, l’équipage se trouvait au pied d’un long mur sombre recouvert d’un épais rideau de lierre : on apercevait au-dessus du mur la cime dénudée des arbres et un petit toit pointu, aux tuiles couvertes de neige, qui y était adossé.

Au tournant de la ruelle, on apercevait une petite maisonnette carrée dont le toit était assez drôlement relevé aux quatre coins, à la chinoise.

Le comte avait ouvert la portière et était descendu.

— Venez ! dit-il à sa compagne.

Liliane obéit. Il lui semblait que cet homme qu’elle ne connaissait pas, et qui la connaissait si bien, était son maître depuis longtemps. Elle trouva en elle la force de se lever, de descendre, parce que l’autre l’ordonnait.

Où était-elle ?… Son regard erra, indifférent, autour d’elle… Soudain, elle tressaillit. Elle venait d’apercevoir le petit toit chinois…

— Ce n’est pas possible ! fit-elle. Je deviens folle…

Le comte sortit alors de sa poche une vieille clef rouillée par le temps, et l’introduisit dans la serrure d’une petite porte vermoulue qui s’ouvrait dans le mur. Le lierre était si épais qu’il cachait à moitié cette porte.

Teramo-Girgenti poussa la porte et souleva le lierre.

— Entrez ! dit-il à Liliane.

Liliane s’avança sur le seuil. Mais elle n’eut pas plutôt jeté un regard sur ce qu’il y avait derrière ce mur qu’elle poussa un cri et tomba à genoux…

Magie du souvenir ! Résurrection du passé ! Mémoire ! Après des années et des années que l’on ne compte plus, la nostalgie des temps révolus vous prend quelquefois et vous conduit comme par la main vers la vieille maison chancelante qui a vu vos premiers pas, au pied du mur qui a connu vos premiers jeux, dans une allée déserte du jardin où vous vous rappelez avoir vu marcher votre mère, et alors une angoisse inexprimable, faite de bonheur et d’effroi, gonfle votre poitrine oppressée, vous poussez un soupir et vous dites : c’est là !…

— Ici, jouait mon frère… soupira Liliane.

— Vous avez donc un frère, mademoiselle ! Savez-vous ce qu’il est devenu ?

Pourquoi lui dit-il maintenant : mademoiselle, quand, tout à l’heure, il l’appelait : madame ?