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passe… Je suis né, cette fois, en Syrie, mon cher monsieur Wat, le jour même où l’amiral Napier se mit à bombarder Saint-Jean-d’Acre. Je me rappelle très bien ! J’ai dû attendre, dans mon cercueil, pendant douze heures, que toute cette méchante canonnade ait pris fin…

— Comment vous trouviez-vous là le jour de votre naissance ? demanda, sans sourciller, Philibert Wat.

— Mon Dieu, c’est bien simple !… Je m’y étais fait enterrer soixante-quinze ans auparavant ! Vous savez bien, mon cher monsieur Wat, que je me fais enterrer tous les cent ans pour soixante-quinze ans, ce qui me laisse vingt-cinq ans à vivre tous les siècles. J’ai donc encore cinq bonnes années devant moi… Seulement, cette fois, je sens qu’il faut que je me surveille, et surtout que je n’engraisse pas !… Que voulez-vous ? Je ne suis pas un homme éternel !… Aussi, pour atteindre mes vingt-cinq ans, me faut-il souvent prendre des précautions… Dans la saison, mon cher monsieur Wat, je vais aux eaux. Mais, au fond, il n’y a encore que la marche… La marche est souveraine… et aussi cette mixture de perles de Ceylan écrasées dans du baume de Fingal !… Si vous en voulez un peu, permettez-moi de vous en faire servir.

— À combien vous revient la goutte de cette mixture ? interrogea curieusement Wat.

— Oh ! vous attachez quelque importance à ce détail !… Moi, je ne pourrais vous dire… Attendez ! Je vais interroger Ali.

Le domestique nègre s’avança, dit :

— Cinq mille francs la goutte, monseigneur. Puis il salua et sortit.

Philibert sursauta. Le comte le calma.

— Vous savez, mon cher, que vous auriez tort de vous gêner, fit-il… J’ai, aux Indes, trois pêcheries de perles inépuisables et je n’ai pas envie de m’établir bijoutier… Voyons, mon cher Wat, me voyez-vous en bijoutier ?… Une vitrine rue de la Paix… « Maison Teramo-Girgenti… Perles de Ceylan »… Je serais à jamais déshonoré dans ce monde et… je n’oserais plus me représenter dans l’autre !… Sérieusement, que voulez-vous que je fasse de mes perles, si je ne les mange pas ?

Philibert, qui était galant, répondit au comte :

— Si vous ne mangiez pas vos perles, vous pourriez les donner aux dames.

— Oh ! mon cher monsieur ! Les femmes sont si ingrates !… J’en suis bien revenu, allez ! depuis deux mille ans…

— Depuis deux mille ans ! En vérité, vous avez commencé votre régime il y a deux mille ans ?

— À peu près… Mais je dois à la vérité de dire que la mémoire me fait un peu défaut quand je me reporte à cette époque lointaine où je suis né pour la première fois. Et puis, la première fois ne compte pas !