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sieur Lalouette… nous n’étions pas fiers en pénétrant dans votre boutique… mais vous nous avez conquis, littérairement conquis, par votre érudition !… et voilà que vous ne savez pas lire !

— Je croyais, Monsieur le secrétaire perpétuel, que vous n’en saviez plus rien !…

— Ah ! oui, pardon !… Mais c’est plus fort que moi… je ne vais plus penser qu’à ça toute ma vie… un académicien qui ne sait pas lire !

— Encore ! fit M. Lalouette en souriant.

M. Patard sourit aussi, cette fois, mais son sourire était bien pitoyable.

— C’est tout de même raide !… dit-il à mi-voix.

M. Lalouette émit timidement cette opinion qu’il faut s’habituer à tout dans la vie et il ajouta :

— Tout de même, s’il s’agit d’être savant pour être académicien, j’ai prouvé à quelques-uns de ces messieurs que j’en savais plus long qu’eux !

— Mais oui ! vous nous avez parlé des Grecs et des Romains, et de l’abajoue, et de l’abaque, et de Vitruve. Où avez-vous donc appris tout ce que vous nous avez raconté ?

— Dans le dictionnaire Larousse, Monsieur le secrétaire perpétuel !

— Dans le dictionnaire Larousse.

— Dans le dictionnaire Larousse illustré !

— Pourquoi : illustré ? s’exclama ce pauvre M. Patard dont l’étonnement devenait de l’ahurissement.

— À cause des images qui, dans l’ignorance où je suis de la signification de ces petits signes bizarres appelés lettres, me sont d’un grand secours.

— Et qui est-ce qui vous fait apprendre par cœur le dictionnaire Larousse ?

— Mais Mme Lalouette elle-même ! C’est une résolution que nous avons prise tous deux, du jour où j’ai eu l’intention de poser ma candidature à l’Académie.

— À ce compte, vous auriez mieux fait, monsieur Lalouette, d’apprendre par cœur le dictionnaire de l’Académie.

— J’y ai bien pensé, acquiesça en riant M. Lalouette, mais vous l’auriez reconnu.

M. Hippolyte Patard fit :

— Ah, oui !

Et il resta un instant rêveur.

Tant d’intelligence, de perspicacité et de courage lui donnèrent à penser. Il connaissait des gens à l’Académie qui savaient lire et qui ne valaient certainement pas M. Gaspard Lalouette.

Celui-ci l’interrompit dans ses réflexions.

— Je n’en suis encore qu’à A, dit-il, mais je l’aurai bientôt terminée.

— Ah ! ah ! vous en êtes encore à A !

— C’est au signe A qu’appartiennent les mots abajoue et abaque, Monsieur le secrétaire perpétuel !… grâce auxquels j’ai eu l’honneur de vous conquérir…

— Oui ! oui ! oui ! oui ! oui ! oui ! oui ! oui !

M. Hippolyte Patard se leva ; il ouvrit la porte qui donnait sur la rue, sa poitrine se souleva comme si elle voulait emprisonner une bonne fois, tout l’air respirable de la capitale, puis il regarda la rue, les passants, les maisons, le ciel, le Sacré-Cœur, qui portait tout là-haut sa croix dans la nue, et par une liaison d’idées assez compréhensible, il pensa à tous ceux qui portaient leur croix sur la terre, sans la montrer La situation n’avait jamais été plus terrible pour un secrétaire perpétuel. Héroïquement, il prit sa résolution. Il se retourna vers l’homme qui ne savait pas lire :

— À bientôt, mon cher collègue, dit-il.

Et il descendit sur le trottoir ouvrant son parapluie, bien qu’il ne plût point. Mais il n’en pouvait plus ; il se cachait comme il pouvait. Il s’en alla par les rues, cahin-caha.