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Mais la honte qu’il conçut soudain de sa pusillanimité le retint sur le bord de cet abîme obscur où l’âme humaine, prise de vertige, se laisse choir. Il se souvint à temps qu’il était le secrétaire perpétuel de l’immortalité, et ayant fait, pour la seconde fois dans cette soirée mouvementée, le sacrifice de sa misérable vie, il se livra à un grand effort moral et physique qui le conduisit, quelques secondes plus tard, armé, à gauche, d’un parapluie, à droite, d’une paire de pincettes, devant une porte du premier étage que la Babette ébranlait à grands coups de tisonnier… et qui, du reste, s’ouvrit tout de suite.

— Tu es toujours aussi toquée, ma pauvre Babette ? fit une voix frêle, mais paisible.

Un homme d’une soixantaine d’années, d’apparence encore robuste, aux cheveux grisonnants qui bouclaient, à la belle barbe blanche, encadrant une figure rose et poupine, aux yeux doux, était sur le seuil de la porte, tenant une lampe.

C’était Martin Latouche.

Aussitôt qu’il aperçut M. Hippolyte Patard entre ses pincettes et son parapluie, il ne put retenir un sourire :

— Vous, Monsieur le secrétaire perpétuel ! Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il en s’inclinant avec respect.

— Eh ! Monsieur ! c’est nous qui vous le demandons ! s’écria la Babette en jetant son tisonnier C’est-il Dieu possible de faire un bruit pareil. Nous avons cru qu’on vous assassinait !… Avec ça que le vielleux est en train de «  tourner » l’air du Fualdès dans la rue, sous nos fenêtres…

— Le vielleux ferait mieux d’aller se coucher !… répondit tranquillement Martin Latouche, et toi aussi, ma bonne Babette !… (Et, se tournant vers M. Patard : ) Monsieur le secrétaire perpétuel, je serais bien curieux de savoir ce qui me vaut, à cette heure, le grand honneur de votre visite…

Ce disant, Martin Latouche avait fait entrer M. Patard dans la bibliothèque et l’avait débarrassé de sa paire de pincettes. La Babette avait suivi.

Elle regardait partout.

Tous les meubles étaient en ordre… les tables, les casiers occupaient leur place accoutumée…

— Mais enfin, Monsieur le Perpétuel et moi, nous n’avons pas rêvé ! déclara-t-elle. On aurait dit qu’on se battait ici ou qu’on déménageait…

— Rassure-toi, Babette… c’est moi, dans le petit bureau, qui ai remué maladroitement un fauteuil… Et maintenant, dis-nous bonsoir !

La Babette regarda avec méfiance la porte du petit bureau, cette porte qui ne s’était jamais ouverte pour elle, et elle soupira :

— On s’est toujours méfié de moi, ici !

— Va-t-en, Babette !…

— On dit qu’on ne veut plus de l’Académie…

— Babette, veux-tu t’en aller !

— Et on en est tout de même…

— Babette !

— On écrit des lettres qu’on ne met pas à la poste…

— Monsieur le secrétaire perpétuel, cette vieille servante est insupportable !…

— On s’enferme à deux tours de clef dans sa bibliothèque et on ne vous ouvre que quand on a quasi défoncé la porte !…

— Je ferme ce que je veux !… Et j’ouvre quand je veux !… Je suis le maître ici !…

— Ce n’est pas ce qu’on discute… on est toujours le maître de faire des bêtises…

— Babette !… En voilà assez !…

— … de recevoir en secret des inconnus…

— Hein ?

— … des inconnus de l’Académie…

— Babette, il n’y a pas d’inconnus à l’Académie !…

— Oh ! ceux-là ne sont connus, ma foi, que parce qu’ils y sont morts !…

La servante n’avait pas plus tôt prononcé ces derniers mots que ce grand doux homme de Martin Latouche lui avait sauté à la gorge.

— Tais-toi !…

C’était la première fois que Martin Latouche se livrait à des voies de fait sur sa servante. Il regretta aussitôt son geste, et fut particulièrement honteux devant M. Hippolyte Patard et s’excusa :

— Je vous demande pardon, dit-il, en essayant de dompter l’émotion, qui, visiblement, l’étreignait, mais cette vieille folle de Babette a, ce soir le don de m’exaspérer. Et il y a des moments où les plus calmes… ah ! l’entêtement des femmes est terrible !… Asseyez-vous donc, monsieur…

Et Martin Latouche présenta à M. Panard un fauteuil qui tournait son dossier à Babette, et lui-même tourna le dos à Babette. On allait essayer d’oublier qu’elle était là, puisqu’elle ne voulait pas s’en aller.