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JE SAIS TOUT

— Messieurs ! il faut que vous sachiez qui était Ivana !…

Comment parvint-il à retenir ses sanglots !… Maintenant on pleurait pour lui… je n’essaierai pas de reproduire les termes avec lesquels il retraça le caractère sacré de sa femme, le culte scientifique qu’elle avait voué à l’œuvre de Roland Boulenger, le dévouement avec lequel elle s’était prêtée au jeu dangereux pour toute autre que pour elle, auquel l’avait suppliée de condescendre Mme Boulenger !… Il s’agissait de sauver Roland de Théodora Luigi !… Qui pourrait dire jusqu’où peut aller le rêve moitié mystique, moitié romantique d’une femme comme Ivana ?… Elle ne faisait rien que d’accord avec Mme Boulenger !… Elle ne souriait au professeur qu’avec la permission de Mme Boulenger !… Elle n’alla chez le Dr Schall que parce que Mme Boulenger l’y conduisit ! Et elle ne serait jamais allée une fois, une seule, dans la petite maison de Passy si Mme Boulenger n’y fût venue elle-même !

— Messieurs, le lendemain de ce jour fatal, nous devions partir pour un long voyage !… le jeu terrible allait prendre fin !… depuis longtemps je l’avais exigé. j’en avais moi-même fixé le terme… Avant ce dernier adieu, Roland Boulenger a dû supplier ma femme de lui accorder son premier, son dernier rendez-vous… avec toutes les paroles de folie et toutes les menaces de suicide dont il était capable… Ivana s’est réfugiée dans le sein de Mme Boulenger !… Que s’est-il passé entre ces deux femmes ?… Ivana a dû rêver de réconcilier ces deux êtres qui eussent dû s’adorer !… rêvé de laisser Roland dans les bras de Thérèse !… Hélas ! Hélas ! ne croyait-elle point avoir accompli son sublime mais dangereux programme quand elle s’arrêtait soudain dans le jardin de cette maison qu’elle fuyait, et qu’à ses oreilles épouvantées arrivait le bruit des détonations !… le bruit que faisait le drame là-haut !… Brave, généreuse, folle Ivana ! tu courus au danger ! tu arrivas pour voir tomber sous les coups d’une femme, outragée peut-être dans son suprême espoir, pour voir tomber celui pour qui tu avais fait le sacrifice de notre repos et pour qui tu allais faire celui de ta vie !… Car, comme tu voulais lui arracher sa proie, cette femme t’a frappée !…

À cette évocation qui me parut celle d’un halluciné, à ce que nous croyions être une imagination folle de son désespoir, Rouletabille ne parut plus se posséder… et nous ne pûmes que le plaindre en l’entendant proférer des accusations sans suite, des mots qui n’étaient plus que des cris…

« Elle t’a frappée ! Elle t’a frappée ! avec une joie sauvage !… car cette femme qui disait t’aimer comme une sœur, était atrocement jalouse de toi… plus encore qu’elle ne l’avait été de Théodora Luigi !… Cette femme avait fait un rêve monstrueux. Te faire tuer, te faire assassiner par Théodora Luigi !… car c’est elle qui avait envoyé à Théodora Luigi cette lettre imitée de l’écriture de son mari, pour la faire accourir à l’heure du rendez-vous à la petite maison de Passy. Et Théodora ne venant pas, Thérèse a eu sa morte, elle a eu ses morts, quand même !… car cette femme, cette femme qui se disait tout amour et que l’on disait tout amour était toute haine !… Son mari ! elle avait calculé sa perte, je dis bien « calculé » depuis longtemps !… Messieurs, cette femme avait rêvé l’échafaud pour Roland Boulenger !…

C’était du délire… Mme Boulenger avait poussé un cri terrible et se trouvait mal… Le Président suspendit la séance…


XVI

La Lumière


Quant à moi, j’étais accablé, anéanti plus qu’indigné. La fureur de Rouletabille allait de pair avec sa folie. Quand je pus prononcer un mot, j’essayai cependant de me faire entendre de lui, bien qu’il eût retrouvé soudain ce visage fermé et ces yeux lointains qui le mettaient à l’autre bout du monde : « Tu n’oublies qu’une chose, c’est qu’à l’heure du crime, à cinq heures et demie, Mme Boulenger était avec moi, chez toi ! Je n’attendrai point qu’elle s’en souvienne pour le dire ici ! » Croyez-vous qu’il me répondit ? Il resta à l’autre bout du monde sans plus se préoccuper de moi que si je n’avais jamais existé.

Un quart d’heure après, quand on reprit l’audience, Mme Boulenger se présenta à nous comme pétrifiée dans l’horreur que lui avait versée Rouletabille. La cavité de ses yeux s’était accrue, le double sillon de la douleur s’était encore élargi, lui tirant les joues. Sa beauté, en un instant, était détruite. Un grand sentiment de pitié l’entoura, car bien que l’on commen-