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JE SAIS TOUT

lequel nous faisions alors notre entrée et il m’entretenait déjà du plaisir qu’il prenait aux longs voyages sur mer, de l’admirable repos qu’ils procuraient. Il regrettait seulement l’installation du sans fil qui donnait à chaque instant des nouvelles d’un monde dont on était autrefois si parfaitement coupé.

— Eh ! Eh ! fis-je, je ne te croyais pas si ami de la retraite. Deviendrais-tu misanthrope ?

— Je n’ai aucune raison de le devenir ! me répondit-il nettement et en levant sur moi un regard qui me gêna. Si bien, qu’à Frascati, je ne savais, moi, comment engager la conversation à laquelle j’étais si bien résolu.

Ce fut lui qui me tira d’affaire en me jetant tout à coup dans le moment que je le croyais entièrement occupé par le dépècement d’une patte de homard :

— Eh ! bien ! voyons ! dis-moi ce qui te tracasse ?

— Tu ne le devines pas ? fis-je.

— Parle toujours ! nous verrons bien après !

— Je trouve que Roland Boulenger fait bien l’enfant gâté…

— Il l’a toujours été… ça n’est pas nouveau…

— Qu’il ait été gâté par sa femme et même par d’autres, cela m’est parfaitement indifférent, répliquai-je, mais…

— Allons ! interrompit Rouletabille, toujours en se battant avec son crustacé, je vois ce qui te chagrine. Tu trouves qu’il prend bien des libertés avec Ivana…

Je fis oui de la tête… Il continua :

— Tu trouves même qu’Ivana les lui laisse bien facilement prendre ?

Je ne répondis pas, mais mon silence était éloquent.

Sur ces entrefaites, un intrus vint serrer la main du reporter. On parla de choses et d’autres. Notre conversation ne reprit qu’au dessert.

— Tu penses bien que je n’ai pas attendu ton arrivée ici, fit-il, pour m’apercevoir du jeu qui s’y joue.

— Un jeu ? relevais-je. Il est bien dangereux !

— Non, répliqua-t-il, péremptoire, avec Ivana, je ne crains rien !

— Tu as tort !

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Je dis que tu as tort ! En principe, tu as raison d’avoir la plus grande confiance en ta femme qui est la plus honnête des femmes… mais en pratique, quand la plus honnête des femmes se prête à ce jeu-là, même en toute innocence… eh bien ! eh bien ! je dis que son mari peut avoir tout à redouter !…

Rouletabille fronça le sourcil, resta silencieux, quelques secondes, puis laissa tomber ces mots :

— Mon bon Sainclair… tu es excusable de parler ainsi !…

Je rougis, car il venait de toucher une plaie vive… Il s’aperçut qu’il m’avait fait de la peine et m’en demanda pardon sur-le-champ.

— Hélas ! fis-je en secouant douloureusement la tête, si nous sommes de vrais amis, je crois que nous n’hésiterons pas à nous faire de la peine l’un et l’autre dans cette affaire…

Dans cette affaire ?… Voilà un bien gros mot pour quelques galanteries mondaines auxquelles personne, jusqu’à ton arrivée ici n’a attaché d’importance !

— Si ! m’écriai-je… Il y a quelqu’un qui a attaché de l’importance à ces galanteries-là !…

— Et qui ?

— Toi ! mon cher, toi ! qui m’as fait venir ici ! toi qui as été le premier à mettre la conversation sur ce sujet… parce que… parce que tu trouvais que je n’y arrivais pas assez vite !

— Eh bien ! c’est exact ! avoua Rouletabille. Tu as raison ! Je t’ai fait venir à cause de ça ! J’ai voulu que tu voies… Alors, ça crève les yeux ?

— Mon pauvre ami !…

Rouletabille pâlit.

— Cette fois, dit-il, tu vas trop loin ! je ne suis pas encore ton pauvre ami et j’espère bien ne jamais le devenir !… Tu vas savoir ce qui se passe… car il ne se passe rien que je ne le sache…

— Je suis heureux de t’entendre parler ainsi,… Rouletabille a toujours su tout, avant tout le monde… Tu ne m’étonnes donc pas ! Cependant tu m’excuseras de te demander si tu sais qu’avant le déjeuner, dans le bureau, Roland Boulenger s’est saisi de la main d’Ivana et l’a si impatiemment pressée que ta femme a dû le supplier de cesser ces déclarations d’amitié ?

— Oui, je sais cela !

— Sais-tu que, pendant le déjeuner, la botte de Roland est allée chercher sous la table, le soulier d’Ivana ?

— Je ne l’ignore pas.

— Et que le soir, dans les jardins, devant la terrasse du casino, Ivana a aban-