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JE SAIS TOUT

lettre cherchée vainement par Tamar à Ia « Villa Fleurie », trouvée ensuite par moi et si terriblement compromettante pour Théodora. Tant que j’aurais sur moi ce papier qui mêlait si tragiquement la célèbre courtisane, instrument de la haute police, au drame de la petite maison de Passy, j’étais assuré que l’on ne mettrait point la main sur moi. Je pouvais faire trop d’esclandre avec ce papier et « retourner l’affaire » d’une façon décisive. C’était mon meilleur sauf-conduit. Il fallait avoir le papier d’abord, on m’arrêterait ensuite ! Je croyais bien qu’ils m’eussent plutôt fait tuer que de me prendre vivant avec ce document dans ma poche.

Tout de même, comme je pensais qu’ils n’en arriveraient là qu’à la dernière extrémité, s’ils s’y résolvaient jamais, cela me laissait quelque liberté d’esprit d’autant plus que, depuis la veille, je pensais avoir réussi à semer définitivement ces messieurs. Or la vision de l’homme qui ressemblait de dos à Tamar suivie de l’entrée de son compagnon dans mon compartiment me redonna à réfléchir…

Tamar pouvait s’être déguisé, grimé, comme je l’étais moi-même ; enfin ce singulier voyageur ne m’était pas inconnu… Il salua, s’installa, me fixa tranquillement de ses yeux doux et me demanda la permission de relever la glace. Je reconnus aussi sa voix que je n’avais certainement pas entendue depuis très longtemps. Il avait un léger accent belge… où donc ?… où donc ?…

À ce moment, l’employé du wagon-restaurant passa en annonçant le premier service. Bien que je n’eusse point pris de ticket, je me levai aussitôt. J’avais besoin d’être quelques instants loin de cet homme, pour mieux y penser… Je me glissai dans le corridor ; j’étais dans un de ces « soufflets » qui relient entre eux les wagons, quand une légère secousse me rejeta sur l’un des voyageurs qui se rendait comme moi au restaurant. Je m’excusai en tournant légèrement la tête. C’était l’escogriffe. Arrivé sans autre incident à destination, j’attendis que mon suiveur fût installé pour m’asseoir à une autre table, mais toutes les places étaient retenues à l’exception de celle qui se trouvait en face de lui. Décidément je n’avais pas de chance !… Non seulement j’étais condamné à dormir avec cet homme, mais encore il me fallait dîner en face de lui… Quoi qu’il fit pour jouer l’indifférence à mon égard, il m’était de plus en plus suspect…

Je m’assis et déployai ma serviette. Et, dans le moment, j’eus ce geste instinctif qu’ont les porteurs de grosses sommes qui tâtent, du gras du bras, leur poitrine pour s’assurer que « le matelas » y repose toujours. Or, j’eus la révélation nette que, déjà, je n’avais plus mon portefeuille !… le portefeuille dans lequel j’avais mis la lettre de Roland Boulenger à Théodora Luigi !…

À la minute même, un nom passa en lettres de feu dans ma mémoire : « Léopold Drack ! »

Et je revis la scène datant d’une dizaine d’années : Dans une petite pièce de la Préfecture où étaient réunis une trentaine d’agents et quelques hauts personnages de l’Administration amusés par une exceptionnelle conférence de ce Léopold Drack, un des plus habiles pickpockets qui aient jamais existé, ayant fait fortune en Amérique, retiré des affaires, dévoilant bénévolement tous ses trucs, faisant servir son expérience à la défense de la propriété après avoir mis celle-ci au pillage… C’était charmant et ahurissant comme une séance de prestidigitation bien réussie par un maître élégant qui accomplit les tours les plus compliqués sans que l’on puisse soupçonner le moindre effort… avec le sourire… Seulement Léopold Drack ne souriait pas. Il vous parlait. D’un ton monotone et traînant il vous racontait n’importe quoi, vous posait les plus ordinaires questions qui vous surprenaient par leur banalité même, et vous aviez la poche vide avant que vous ne lui ayiez répondu. Entre temps il ne vous avait pas quitté des yeux, fixant sur vous son doux regard tranquille, un peu stupide et il vous avait offert une cigarette ou vous avait demandé du feu ou encore l’heure qu’il était. Averti par un ami de la Sûreté, je m’étais glissé dans cette salle sans que personne ne me prêtât la moindre attention et j’en étais sorti sans que ce Drack eût eu l’occasion de m’apercevoir. Et c’était cet homme que l’on avait lancé sur moi. Sa besogne était déjà accomplie. Ça n’avait pas été long. J’étais perdu !…

Cependant le ressort qui est toujours en moi dans les instants les plus critiques ne me fit point défaut. Rien ne put trahir ma consternation (je pourrais écrire mon désespoir !) Je me mis à dîner de fort grand appétit, et, mon Dieu ! la conversation s’engagea le plus naturellement du monde. Nous nous trouvâmes d’accord sur les plus minces sujets et nous nous décou-