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JE SAIS TOUT

— Je reviens du Havre.

— Du Havre ! Qu’est-ce que tu es allé faire au Havre ?

— J’avais appris que Théodora Luigi y avait fait un court voyage avant le crime.

— J’ai vu, moi, Théodora Luigi à l’Opéra-Comique le samedi qui a précédé le drame.

…où elle était en service commandé auprès de Parapapoulos… mais le lendemain matin lâchant tout, au grand affolement, du reste, de certaines personnes, elle partait pour le Havre et venait s’enfermer à Sainte-Adresse où elle déclarait à la mère Merlin (la gardienne de la Villa Fleurie) que, quoi qu’il arrivât, elle n’y était pour personne !… Théodora avait gardé en location la maison de la falaise et venait s’y enfermer avec ses souvenirs. Paraît qu’elle avait une figure de morte, qu’elle n’a vécu depuis le dimanche que de fruits et d’opium mais qu’une lettre est arrivée qui l’a rendue soudain à la vie. Une heure après la réception de cette lettre, le lundi soir, elle reprenait le chemin de Paris, rayonnante, méconnaissable ! La gardienne n’en revenait pas. Or, le mercredi, lendemain du drame de Passy, Tamar, l’agent de la police secrète que nous retrouvons partout arrivait au Havre et mettait tout sens dessus dessous dans la Villa Fleurie. Il s’agissait de retrouver la lettre que Théodora avait reçue et qui lui avait fait quitter Sainte-Adresse si précipitamment. La dame, dans son heureux affolement l’avait oubliée… Sans doute la missive avait-elle quelque importance… Or, cette lettre que Tamar n’a pu retrouver car il la cherchait mal, comme si on l’avait rangée et non comme si on l’avait perdue, cette lettre je l’ai retrouvée… moi… non dans la villa mais devant la villa dans le fossé de la route. Elle a dû glisser du gant ou du manchon au moment où Théodora montait en auto. La voici.

Et il sortit de son portefeuille un papier froissé mais soigneusement plié…

— Je ne peux pas lire dans cette obscurité, fis-je… tu dois la savoir par cœur…

— Je voudrais que tu la voies… insista-t-il… et soudain sur le papier jaillit le rayon d’une petite lanterne sourde.

Je m’écriai aussitôt :

— Ça, c’est l’écriture de Roland Boulenger !

Elle était en effet des plus reconnaissables, hautement bâtonnante avec de singuliers petits crochets comme des paraphes à toutes les lettres majuscules.

— Lis !

Je lus… Mon adorée, arrive vite… je ne peux plus me passer de toi… je ne vis plus que de toi… L’amour, la mort, tout ce qu’on voudra !… mais dans les bras, à toi ! Le reste ne compte pas !… Mardi… Passy… à notre heure… sois exacte… je compterai les minutes… Ton Roland…

— Qu’est-ce que tu penses de ça ? interrogea froidement Rouletabille..

— Mon Dieu, balbutiai-je… toutes mes idées sont brouillées… j’aurais besoin de réfléchir… ce papier est si inattendu !…

— Mais dis donc ce que tu penses ! éclata Rouletabille… dis donc que puisque c’était avec Théodora que Roland avait un rendez-vous ce mardi-là à Passy… la tierce personne qui est venue si tragiquement troubler le rendez-vous est Ivana !

L’argument était si « nécessaire » que je ne savais que lui répliquer cependant…

— C’est elle qui a été assassinée, dis-je… je ne l’oublie pas…

— Ce n’est point la première fois, reprit Rouletabille en ricanant affreusement et en continuant de se faire l’avocat du diable… ce n’est pas la première fois que les porteurs de mauvais desseins se trouvent finalement en être les victimes !… L’arme qui venait de supprimer tout d’abord Roland n’était point attachée au poignet fragile de l’Intruse et la belle Théodora n’est point une agnelle à l’abattoir qui attend le coup qui va la frapper en tremblant sur ses pattes !… Et comme tout s’explique !… Cette balle dans le plafond n’atteste-t-elle point la lutte ? Et ce poignet froissé, cette main déchirée… Allons ! messieurs ! n’insistons pas… acheva le terrible homme comme s’il parlait à un jury déjà convaincu. Passée de cette main débile dans le poignet vengeur de Théodora, l’arme a eu vite couché la coupable à côté de sa victime !… Après ce coup heureux, Théodora n’avait plus qu’à filer ! ce qu’elle a fait, du reste avec empressement… et vous, messieurs, vous n’avez plus qu’à acquitter Rouletabille !… Merci, Sainclair !… acheva le malheureux en me serrant atrocement la main !

À ce moment la voiture stoppait et Rouletabille me jetait carrément dehors.

Je me trouvai soudain seul sur un trottoir. Je m’orientai, un peu éperdu. J’étais place Saint-Michel à quelques pas de chez moi…