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JE SAIS TOUT

Boulenger qui donnait la réplique à Rouletabille, cherchait le pied d’Ivana, sous la table. J’en avais la preuve. Que les passions impétueuses rendent les hommes enfants et menteurs ! Je regardai ce masque enjoué qui dans le moment même, était tourné sur nous, et sur lequel j’apercevais, moi, le vrai visage dionysiaque de Roland. Cet homme commettait en ce moment une action abominable et je crois pouvoir dire qu’il ne s’en doutait pas !

Plus j’y pense, et plus je crois qu’il faut chercher la trait essentiel de ce caractère dans la naïveté de son égoïsme extrême. Réellement, cette insouciance un peu sauvage, cette violence aristocratique des passions, cette activité de vainqueur souriant, cet individualisme farouche, c’est ce qui m’apparaissait en Roland Boulenger, beaucoup plus que cette âme généreuse d’apôtre et de savant vouée au salut de l’humanité qui paraissait éblouir tant de gogos et cette pauvre Thérèse en particulier. Nous aurons l’occasion de reparler d’Ivana.

— Eh quoi ! pensais-je, serais-je le seul à m’apercevoir de ce qui se passe ?… et faut-il qu’un esprit aussi délié que celui de Rouletabille ne voie rien de ces manœuvres ?… Et sil s’en est aperçu, quel est mon rôle ici et que suis-je venu y faire ?…


III

Le baiser sur la terrasse


Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino. On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces gens trouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je ne vais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dans « le privé » j’ai vu en quelques coups de cartes passer des centaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui me stupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes et leur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu, « vieux Palais » tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites à tout. Ces dos nus ! Enfin !…

Je constatai avec plaisir qu’Ivana avait une toilette originale dans sa simplicité mais de fort bon goût. Bien qu’elle ne fût pas décolletée jusqu’à la ceinture, sa robe de tulle noir pailleté, garnie de cabochons noirs n’était pas la moins regardée. Ivana avait dans les cheveux un bandeau de gros cabochons de jais, fixant une mantille. On eût dit un Goya. Le professeur ne la quittait pas. Mais ils nous quittèrent. Évidemment, on ne se promène pas comme une noce dans les salons d’un casino.

Je retrouvais Rouletabille et Mme Boulenger causant dans un coin près des portes-fenêtres ouvertes sur les terrasses. Nous nous assîmes tous trois dans des rocking-chairs et goutâmes la fraîcheur de la nuit lunaire, ce qui n’était pas un luxe après l’étouffement des salons de jeu…

Nous étions là depuis quelques instants, rêvant chacun de notre côté, lorsque j’aperçus distinctement dans l’une des allées qui conduisent à la plage, deux ombres qui venaient de sortir de l’ombre, traversaient un petit espace de clarté et rentraient dans l’ombre.

J’avais reconnu tout de suite, dans les deux promeneurs solitaires, Roland Boulenger et Ivana.

Roland tenait la main d’Ivana sur ses lèvres et y prolongeait un baiser que la brusque lumière avait surpris. Il y avait eu à ce moment un geste de retrait d’Ivana, mais Roland avait maintenu sa position et il s’était enfoncé dans l’ombre avec sa captive.

De loin nous dominions la scène qui avait duré quelques secondes. Nous-mêmes étions dans l’ombre et, d’en bas, l’on ne pouvait nous voir. Du reste, les deux personnages qui me préoccupaient ne semblaient guère penser à nous. Ils nous avaient complètement oubliés.

Et maintenant je dois vous dire que cette rapide vision m’avait complètement bouleversé, non pour moi assurément, mais pour les deux êtres qui étaient assis à mes côtés. Il me paraissait impossible qu’ils n’eussent point vu ce que j’avais si bien vu, moi ! Cependant Rouletabille n’avait point bougé. Quant à Mme Boulenger, elle se leva en disant : « Vous ne trouvez pas qu’il fait un peu frais ? Si l’on rentrait ? »

Nous nous levâmes à notre tour et la suivîmes jusque dans la salle de la boule où elle s’amusa à jouer sur les numéros et où elle gagna une vingtaine de francs, avec des démonstrations de joie enfantine. Comme nous quittions la boule, en nous retournant, nous nous trouvâmes