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JE SAIS TOUT

— Mais tu as déclaré n’avoir rien vu !

— J’avais mes raisons pour cela !… Tu ne trouves pas que la police a une attitude bizarre dans cette affaire ?

— Non ! en quoi ?

— Ah ! en quoi ?.. Tu te rappelles ma question à M. Hébert relativement à Marius Poupardin, le barbier de l’avenue Rameau ?

— Parfaitement ! Il t’a répondu…

— Pardon ! ce n’est pas lui qui m’a répondu… c’est un agent de la sûreté, un nommé Page, un type que j’ai été étonné de trouver là, du reste, car je sais qu’il a été mêlé à de bien louches besognes… et on l’emploie plus souvent à certaines enquêtes secrètes… et politiques. Page a répondu carrément que la boutique avait été fermée la veille du crime… eh bien ! c’est faux ! la boutique a été fermée le lendemain du crime !

— Alors c’est idiot ce que Page a dit, car enfin la vérité ne saurait être difficilement rétablie…

— Évidemment ! mais la police secrète aura gagné du temps… paraît qu’elle en a besoin !

— Il y a donc de la politique dans cette affaire ?

Il y en a à côté, exprima Rouletabille… Et maintenant je vais te dire ce que j’ai découvert dans la villa… En étudiant bien le petit escalier de service, j’y ai retrouvé non seulement les traces montantes du pas d’Ivana que le juge d’instruction avait vues, mais encore les traces descendantes, très effacées, celles-ci, à peine visibles tandis que les traces montantes étaient beaucoup plus marquées, ce qui attesterait qu’elles auraient été faites par des pieds humides encore de la terre ou plutôt de la mousse du jardin.

Ivana était donc redescendue ?

Ivana est arrivée par la porte de l’impasse La Roche et je te le prouverai tout à l’heure. Puis, elle est descendue, après le rendez-vous, par l’escalier de service (d’où les légères traces descendantes) et elle s’en allait par l’allée aboutissant à la porte dérobée quand elle s’est ravisée et qu’elle est remontée par l’escalier de service (traces marquantes, toutes fraiches du jardin). Pourquoi s’en retournait-elle par cette allée de service ? Première question à laquelle je répondrai plus tard quand elle aura cessé dans mon esprit de n’être qu’une hypothèse… et pourquoi Ivana est-elle remontée ? Seconde question à laquelle je vais répondre tout de suite… parce que, mon cher, le drame était déjà commencé là-haut ! et qu’il faisait du bruit, le drame !

— Il y avait donc une tierce personne ?

— Oui, comme tu dis si bien ! une tierce personne !

— La preuve ? La preuve ?

— Rappelle-toi avec quel soin je me suis attardé à relever les traces de pas dans l’allée du milieu, celle qui joint la porte de l’impasse La Roche à la façade du pavillon.

— Oui ! On n’y a trouvé aucun pas de femme… La tierce personne était donc un homme ?

— Non ! C’était une femme !

— Comprends plus !

— As-tu déjà regardé marcher les femmes dans la rue, quand il pleut ou qu’il fait mauvais ?

— Évidemment. Et j’ai admiré bien souvent le talent de ces dames à garder des bottines immaculées, quand nous autres hommes…

— Eh bien ! rappelle-toi qu’il avait plu et que l’allée du milieu était détrempée… une femme un peu élégante devait hésiter à y mettre le pied… mais cette allée est bordée par deux bandes de briques moussues où j’ai retrouvé, moi, des empreintes restées invisibles pour les autres, parce que les autres ne les cherchaient point ! (Ici je reconnaissais bien le fameux système de Rouletabille qui était de partir d’une idée juste, nécessaire, une idée qui s’imposait, fatale en quelque sorte, pour de là chercher les traces qui devaient corroborer cette idée là, en quoi son système différait de la méthode inductive de tous les Sherlock Holmes qui sont victimes des pistes ou empreintes qu’ils rencontrent par hasard et qui les conduisent où elles veulent, c’est-à-dire à une erreur souvent édifiée à l’avance par les intéressés.)

— Or, continua Rouletabille, ces empreintes sont des empreintes de femme. J’y ai trouvé le pied d’Ivana et aussi un autre pied plus long, plus solide, enfermé dans une bottine à la pointe aiguë, genre américain…

— Mon Dieu ! soupirai-je en me rappelant la façon (qui paraissait excentrique alors car tous les bottiers faisaient encore « les bouts ronds ») dont était chaussée certaine dame, l’été précédent, à Deauville… voilà qui expliquerait bien des choses… malheureusement…

Rouletabille m’interrompit, poursuivant son idée ou plutôt son exposition… ces pas-là dans le jardin allaient et revenaient par