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LE CRIME DE ROULETABILLE
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papier blanche que je tournai et retournai de toutes façons.

— Ah ça ! m’écriai-je, quelle est cette plaisanterie ?

— Chut ! Sainclair ! pas si fort ! me fit le facteur. Je me levai étourdi. Cette fois j’avais reconnu la voix de Rouletabille ! Mais quant à reconnaître Rouletabille lui-même sous cet uniforme, sous cette barbe poivre et sel qui lui mangeait la moitié du visage, sous ce képi crasseux dont la visière lui descendait, jusque sur les yeux… ah ! non !… Et cependant c’était bien lui !

Il déposa un instant sa boîte, me prit la main, me la serra fortement et me dit : « Tu ne me crois pas coupable, toi ? »

Je fus lâche, je répondis : « Ma foi, je ne sais plus ! Pourquoi t’es-tu évadé ? Et pourquoi as-tu acheté le revolver ! »

— Je suis venu ici pour te l’apprendre, mon cher maître ! Je ne t’ai jamais menti. Je suis sorti de la petite maison de Passy le plus malheureux des hommes, accablé par la fatalité et persuadé qu’Ivana y avait été amenée par la force même des événements dont je ne rendais responsable qu’une seule personne au monde. Contre celle-là qui avait sacrifié à sa chimère mon bonheur et la vertu d’Ivana, j’avais une haine rouge. J’ai acheté ce revolver dans l’embrasement de ma douleur, pour tuer Thérèse Boulenger… J’étais fou ! mais logique, car elle était cause de tout. Je me rendis chez elle, mais je m’arrêtai à mi-chemin. L’accès était passé. Un immense dégoût de toutes choses m’avait envahi et quand, en rentrant chez moi, j’y trouvai cette pauvre Thérèse qui ne savait encore rien mais cependant toute pâle de la même douleur que moi, et me parlant des rendez-vous chez le Dr Schall, je ne pus que la plaindre à l’égal de moi-même. Je la rudoyai un peu. C’était fini. Je m’étais reconquis ; je te laissai partir avec elle… Je n’avais plus que la force de t’attendre pour te confesser ma misère et mon néant. Voilà, mon pauvre vieux, pourquoi, ayant trouvé un armurier sur mon chemin, j’avais acheté un revolver !…

Ce dut être un spectacle bizarre que l’instant qui suivit cette confidence. Si le domestique était entré, il eût pu me voir embrasser le facteur !

Rouletabille rajusta sa barbe, son képi, sa boîte et prit congé : « Je te quitte. Ton domestique finirait par trouver bizarre cette conférence avec le facteur, un facteur nouveau qu’il n’a jamais vu. L’autre est malade, paraît-il, mais comme il pourrait arriver tout de même, je me sauve. » Et il partit en me recommandant de sortir du Palais le lendemain par l’escalier du quai des Orfèvres, ce qui déjouerait toute filature et de venir le retrouver chez un bistro de la rue de Charonne dont il me donna l’adresse.

J’arrivai là le lendemain, à la nuit tombante. C’était une petite boîte intitulée « À la Peau de Lapin ». Il n’y avait pas de clients. Une vieille femme qui tricotait avec acharnement derrière le comptoir ne me posa aucune question. Dans l’ombre d’une petite salle basse adjacente je distinguai, accoudé à une table, mon facteur. On ne nous dérangea pas. Nous pûmes causer.

— Tu comprends, me dit tout de suite Rouletabille, que je ne pouvais plus rester en prison. Avec cette histoire du revolver, tout se tournait contre moi, et par conséquent, contre elle ! En ce qui me concerne, l’affaire m’est parfaitement égale… mais je ne veux pas que l’on continue à croire que je l’ai tuée parce que je l’ai crue coupable !… Je ne l’ai pas tuée et elle était innocente !… Voilà ce qu’il faut que je fasse éclater aux yeux de tous… Je ne vais pas non plus laisser cet assassinat impuni !… L’être, homme ou femme qui a abattu ma petite Ivana comme une chienne d’amour « y passera », je te le jure !…

— Où donc te caches-tu ? lui demandai-je… tu dois manquer de tout ?

— Je ne manque de rien !

— Tu dois avoir besoin d’argent ; j’en ai apporté.

— Je n’en manque pas… mais donne toujours, on ne sait pas ce qui doit arriver…

Je lui passai les cinq mille francs que j’avais apportés à tout hasard.

Il me conta alors en quelques mots qu’il était caché chez un facteur du quartier auquel il avait rendu le gros service de bien placer son fils dans les services d’électricité de l’Époque… Avec ce costume-là et son postiche il pouvait se promener partout, même en plein jour sans courir aucun risque. Enfin, depuis le matin, il avait d’autres déguisements sous la main.

— Je n’ai pas perdu mon temps, me dit-il, tu ne sais pas où j’ai passé une partie de la nuit dernière ? (Il avait quitté la prison à dix heures du soir, la veille.)

— Ma foi non !…

— Eh bien ! dans la petite maison de Passy… Je n’y ai point découvert autre chose, du reste, que ce que j’y avais vu devant le juge d’instruction.