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LE CRIME DE ROULETABILLE
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en avons la preuve, hélas ! — sa colère…

— Il est tristement exact, répondit Rouletabille, d’une voix sourde, qu’un moment j’ai pu croire que ma malheureuse Ivana était prête à céder aux instances du professeur Boulenger qui était, lui, fort amoureux d’elle. Je n’entrerai point maintenant dans des détails qui vous feront comprendre bien des choses et qui feront voir à tous la conduite de ma femme sous un jour tout à fait nouveau, presque sublime, Monsieur le juge ! Il s’agissait pour elle et pour la science de sauver le professeur d’une influence néfaste, terrible ! Qu’un tel programme, difficile et dangereux à réaliser eût amené ma femme à accepter, sans que j’en fusse averti, un rendez-vous dans cette petite maison de Passy, cela me bouleversa à un point que je me mis à l’espionner.. espionnage dont je demande publiquement pardon à la mémoire de celle qui a droit à tous les respects !…

Il y eut ici un court silence glacé sur le sens duquel Rouletabille ne se méprit point et il continua…

— Je l’espionnai donc… et je la fis espionner… et je sus qu’elle devait se rendre ce mardi là dans cette maison.

Dès le lundi, j’avais une clef qui me permettait d’ouvrir la porte qui donne sur le terrain vague, je connaissais l’heure du rendez-vous, j’arrivai ici un quart d’heure après ma femme. Roland Boulenger était déjà là… Monsieur, je jure que je n’avais pas d’armes !… Monsieur, je ne suis point de ceux qui s’arrogent le droit de tuer parce qu’une femme sourit à un autre !…

Monsieur, cette sauvagerie n’est point dans mes idées et je regrette qu’elle ait encore cours à une époque qui prétend à la civilisation… J’étais venu pour constater un horrible mensonge… mais on ne tue pas une femme parce qu’elle ment !… Elle ment à ses vœux, elle ment à des promesses sacrées… Détournez-vous d’elle !… Mais ne vous transformez pas en bourreau, domptez l’instinct de propriété de la chair qui n’est que le corollaire de l’antique esclavage… ou subissez les justes lois !… Monsieur, si vous me prouvez que j’ai tué, je réclame la guillotine et je demande votre destitution pour avoir encouragé, par les propos que vous teniez tout à l’heure, l’assassinat !

Ah ! si nous nous attendions à celle-là !… Fou de Rouletabille !

Médusés, nous étions médusés… c’est le cas de le dire… Quant à M. Hébert il eut bien voulu se fâcher mais il avait peur de paraître ridicule. Toute sa figure se pinça et ce fut sur un ton plein d’amertume qu’il répondit à peu près ceci qui traduisait assez le sentiment général :

— Monsieur, je ne retiens point des paroles qui attestent pour le moins votre profond désarroi ! Innocent ou coupable, votre trouble s’explique. Je regrette simplement qu’il ne vous permette pas d’user pour vous-même de cette méthode si nette et si sûre et si dénuée de discours qui apportait la lumière dans les affaires des autres…

— Monsieur, il faut avoir pitié de moi ! On m’a tué ma femme !…

Et Rouletabille pleura.


V

Ce qu’avait vu Rouletabille dans la petite maison de Passy


Les larmes nous émurent plus que toutes les paroles qu’il avait prononcées, assez incohérentes, du reste, ou que nous jugions telles.

Alors M. Hébert redevint très doux :

— Voyons, lui dit-il, quand vous avez pénétré ici par la petite porte dérobée, vous êtes allé tout de suite à l’escalier de service et par là vous êtes monté au premier étage… c’est le chemin du reste qu’avait suivi votre femme… nous avons suivi la trace de ses pas jusque dans le cabinet de toilette… Mme Rouletabille n’avait pas voulu entrer par la porte de l’impasse La Roche où elle pouvait être vue…

— Avez-vous vu la trace de mes pas dans l’escalier de service ? interrompit Rouletabille, soudain rendu à tout son intérêt par cet interrogatoire précis.

— Non ! répondit M. Hébert, mais en vérité, Rouletabille trouve si facilement la trace des autres qu’il ne lui doit pas être bien difficile de dissimuler les siennes !

— Je vais vous prouver, répartit mon ami, que je n’ai rien essayé de dissimuler du tout. Mes traces, elles crèvent les yeux ! Mais vous allez les chercher là où elles vous sont utiles et vous ne les trouvez pas. Tenez ! Vous les trouverez là, fit-il en lui désignant l’allée qui passait près de la villa sous les fenêtres même de la chambre et sous l’une des fenêtres de la salle à manger.