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JE SAIS TOUT

IV

Étrange attitude de Rouletabille


De fait, sans plus se préoccuper des personnes, ses yeux se mirent à faire le tour des choses mais sans perdre de cette flamme qui le consumait. Il m’avait vu. J’allais me précipiter, quand un de ces coups d’œil que je connaissais bien me cloua sur place. M. le juge d’instruction Hébert nous fit monter tout de suite au premier étage.

Nous ne nous arrêtâmes point dans la salle à manger et ce fut dans cette chambre encore toute chaude du meurtre que l’interrogatoire reprit. Les deux corps n’étaient plus là, mais ils avaient laissé partout leurs traces sanglantes, sur le tapis et jusque sur la garniture de lit de satin blanc du xvie siècle où une main ensanglantée s’était accrochée, sans doute celle d’Ivana.

Rouletabille en se retrouvant dans cette horrible pièce où dans un baiser suprême Ivana avait rendu son dernier soupir… Rouletabille eut un mouvement de défaillance. Je le reçus presque dans mes bras.

— Avouez donc ! s’écria le juge d’instruction…

Mon pauvre ami tourna vers lui des yeux hagards. Sur quoi M. Hébert jugeant l’instant propice sortit « en douce » tous les arguments qui pouvaient décider l’inculpé à changer d’attitude et à dire ce que tout le monde, excepté moi, estimait être la vérité… c’est-à-dire son crime !… mais un crime « passionnel » accompli dans les conditions classiques et pour lequel le jury de la Seine s’était toujours montré fort indulgent. C’est tout juste s’il ne promit point à Rouletabille l’acquittement. En tout cas, il faisait parfaitement entendre qu’en son âme et conscience, lui, bon juge et bon bourgeois et bon mari qui a le droit de compter sur la vertu de sa femme, il absolvait Rouletabille.

Ce n’était pas pourtant un méchant homme, ce M. Hébert, et comme on dit, il n’aurait pas fait de mal à une mouche, bien qu’il eût envoyé pas mal d’assassins à la guillotine, mais il trouvait tout naturel qu’un mari trompé tuât autour de lui comme un sauvage ! C’est extraordinaire, comme, par certains côtés, nous tenons encore à l’âge des cavernes.

Ceux qui étaient là se souviendront longtemps de la façon dont Rouletabille accueillit ces singulières avances.

D’abord il fit une déclaration qui remplit tout le monde de stupeur et je ne cacherai pas que j’en fus moi-même assez gêné, bien que je fusse préparé à cet éclat par certaines phrases que je lui avais entendu prononcer dans le moment que mous avions eu tant de peine à l’arracher à la dépouille d’Ivana…

— Monsieur ! jeta-t-il au juge d’une voix hostile et où grondait une colère mal domptée : vous parlez de mari trompé. La première chose que je veux que l’on entende de moi, c’est l’expression de la foi complète que j’ai dans la parfaite honnêteté de ma femme ! Quant à ce que vous pouvez penser de mon rôle en tout ceci, je dois vous avouer qu’après la mort de ce que j’avais de plus précieux au monde, cela m’importe aussi peu que possible ! si bien que si je condescends à répondre à vos questions, c’est moins pour moi que pour sauver une mémoire qui m’est chère ! Vous entendez, Monsieur Hébert, Ivana Wichlikoff qui m’a fait l’honneur de devenir Mme Rouletabille a toujours été la plus loyale et la plus probe des femmes ! Elle n’a jamais manqué à ses devoirs !

M. Hébert eut un « haut-le-corps » très marqué devant cette agressive et inattendue « proclamation ».

Au fait, les personnes qui étaient là n’auraient pas manqué d’en sourire, s’il ne s’était agi de la vie d’un homme en suspens sur ces deux cadavres.

— Monsieur, répliqua M. Hébert sur un ton qui n’était pas dénué d’une certaine pitié philosophique… monsieur, je ne demande pas mieux que de vous croire, mais mon opinion à cet égard importe beaucoup moins que la vôtre et vous me permettrez de vous répondre que vous n’avez point toujours été aussi parfaitement assuré de la vertu de Mme Rouletabille ! Et, mon Dieu, vous étiez de cela fort excusable car vous avouerez bien avec moi que les circonstances et les apparences étaient tout à fait contre elle ! Ce rendez-vous dans cette petite maison galante où le professeur Roland Boulenger avait accoutumé de venir se distraire de ses importants travaux, cette dînette interrompue, cette chambre où nous avons trouvé les deux corps de M. Boulenger et de votre femme, tout cela était bien fait pour inquiéter l’esprit du mari le moins soupçonneux et même pour déchaîner — nous