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LE CRIME DE ROULETABILLE
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C’était une sainte. Et comme Boulenger n’était ni un misérable, ni un sot, il avait compris qu’elle avait raison et il l’avait serrée sur son cœur.

Il s’était laissé emmener quelques semaines dans le midi. Quand Thérèse avait ramené son mari à Paris, Théodora Luigi était partie pour un long voyage avec le prince Henri d’Albanie… Roland était sauvé !…

J’arrivai à Deauville par le train de midi. Rouletabille était à la gare. Il me donna de bonnes nouvelles de tous. Nous échangeâmes quelques propos sans importance et bientôt l’auto s’arrêtait devant la porte des « Chaumes », Je fus étonné de voir que personne ne venait au-devant de nous. Rouletabille, en me conduisant à une chambre me dit qu’on déjeunait très tard à Deauville et que le professeur travaillait jusqu’à une heure.

— Comment ? ici aussi ?… Mais ta femme ne travaille pas ?.…

— Le professeur, Ivana, Mme Boulenger sont enfermés tous les trois avec leur grand rapport sur le dernier état de leurs travaux relatifs à la tuberculose des gallinacées !…

— Charmante villégiature !… et toi, tu ne travailles pas ?…

— Non, moi, je m’amuse !

— À quoi ?

— À faire des pâtés sur le sable !…

— On va donc à la mer, à Deauville !…

— Oui… moi ! Les enfants et les nourrices !

Là-dessus il me quitta, car il avait quelqu’un à voir qu’il était sûr de rencontrer à la Potinière, à cette heure-ci, où toute la clique du Tout-Paris s’y écrasait… Quelques instants plus tard, je descendis dans le jardin qui était vaste avec d’admirables corbeilles de fleurs et de beaux coins d’ombrage… Les domestiques mettaient le couvert sous des arbres au lointain.

Plus près, j’aperçus soudain Mme Boulenger, qui, souriante, venait au-devant de moi. Je m’avançai vers elle, en longeant le mur de la villa.

Au-dessus de moi une fenêtre était ouverte et j’entendis distinctement ces mots que prononçait Ivana : « Je vous en prie ! je vous en prie !… laissez ma main ! Oh ! maître, vous êtes insupportable !… »

Je n’oublierai jamais l’accent de ce « Je vous en prie ! » Certes, la prière était douce et nullement menaçante… J’étais un peu pâle quand j’abordai Mme Boulenger. Il me paraissait impossible qu’elle n’eût pas entendu. J’avais bien entendu, moi !.. et Thérèse n’était guère alors plus éloignée que moi de la fenêtre… Mais sans doute me trompai-je car sa figure ne changea point et elle me souhaita la bienvenue avec un naturel parfait.

Ivana et Boulenger ne tardèrent point du reste à se montrer. Il me sembla, dès l’abord, qu’ils affectaient une correction un peu exagérée, mais cette impression dura peu devant la bonne humeur charmante d’Ivana et l’entrain du professeur.

Tous deux marquèrent un grand plaisir de me revoir. Ils ne dissimulaient point que ma présence serait surtout utile à Rouletabille qui était un peu délaissé.

— C’est la faute de ce damné rapport et de ces damnées poules qui ne nous ont pas encore livré tout leur secret ! mais dans quelques jours, nous en aurons fini avec les paperasses, je l’espère et alors quelles randonnées en auto ! nous tournons le dos à la Potinière et en route pour la Bretagne ! Première étape : une omelette chez la mère Poulard !…

Il rayonnait cet homme, il y avait de la flamme dans ses yeux sombres, aux cavités inquiétantes qui donnaient parfois à réfléchir… Certains prétendaient qu’il ne s’était attaqué avec tant d’ardeur au problème de la tuberculose que parce qu’il était atteint lui-même de la terrible maladie…

Nous nous mimés à table. Le déjeuner fut délicieux. Rouletabille était revenu de la Potinière avec les dernières histoires de la nuit. On n’avait vidé les salles de jeu qu’à quatre heures du matin et les plus enragés s’étaient vengés de l’administration qui les mettait à la porte en emportant les instruments du jazz-band et en faisant un tapage d’enfer. C’est dans cet équipage qu’ils étaient arrivés chez Léontine qui avait dû se relever, leur ouvrir la porte de son bar et leur faire à souper. Et là ils s’étaient remis à jouer, un jeu terrible, aux dés. Le gros Berwick avait forcé un petit reporter, Ramel de Dramatica, à jouer les cinq louis qu’il avait dans sa poche. Vers les huit heures du matin le petit Ramel gagnait vingt-cinq mille francs. Il en profitait immédiatement pour se commander une soupe à l’oignon.

Je rapporte tous ces détails pour que l’on se rende tout de suite compte du ton et de l’air des gens. Dans le moment même que nous nous égayions tous ainsi, apparemment sans arrière-pensée, Roland