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LE CRIME DE ROULETABILLE
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mides, étaient condamnées. On accédait au premier et unique étage par un escalier de marbre dont la balustrade de fer forgé était remarquable. Tout l’étage était des plus galants. Dans les trumeaux, bergers et bergères se bousculaient avec une audace à peine effacée. Dans la salle à manger une merveilleuse tapisserie de Beauvais, une bergerade d’après F. Boucher tenait tout un panneau. Les meubles, les fauteuils Louis XV étaient recouverts de Gobelins représentant les fables de La Fontaine, d’après Oudry. Cette salle donnait directement sur la chambre à coucher, dont deux fenêtres ouvraient sur le jardin et dont les deux autres fenêtres, donnant sur la venelle dont nous avons eu l’occasion de parler, étaient toujours closes avec leurs volets fermés. Il y avait là un immense divan qui servait de lit, un tapis persan du plus haut prix et sur le mur, debout derrière le divan, une garniture de lit en satin blanc brodé d’applications de velours cerise, du xvie siècle, du plus curieux effet.

Derrière la chambre, un cabinet de toilette-salle de bains. Une porte donnait de ce cabinet sur un escalier de service qui descendait au jardin et aux sous-sols où se trouvait la cuisine. Celle-ci ne devait pas servir souvent. Les services de vaisselle et de verrerie s’y trouvaient rangés dans des armoires pleines d’ordre et de poussière.

J’ai noté les débris d’un goûter qui se trouvaient sur le guéridon de la salle à manger ; j’aurais pu parler du goûter tout entier, car on y avait à peine touché. Des gâteaux, une bouteille de vin d’Espagne que Roland Boulenger avait certainement apportée lui-même…

Le jardin était assez profond devant la villa. Il était mal tenu avec des arbres tout rabougris de vieillesse. J’ai dit que le fond de la villa était adossé à une venelle. Le devant des jardins donnait sur l’impasse La Roche. C’est là qu’était l’entrée avec une grande grille que l’on n’ouvrait jamais et qui était close de volets de fer et, à côté, une petite porte de chêne vermoulu, à judas.

Au coin de l’impasse La Roche et de l’avenue Rameau, il y avait une boutique de coiffeur. Pour peu que ce coiffeur ne fût point assailli par la clientèle et qu’il aimât à musarder sur son seuil, il ne pouvait manquer de remarquer ceux qui entraient : et sortaient par la petite porte de chêne. La boutique avait une enseigne : « Marius Poupardin, coiffeur » entre deux plats à barbe.

La propriété possédait encore une autre sortie aux trois quarts dissimulée sous un envahissement extraordinaire de lierre et de plantes grimpantes. C’était cette porte par laquelle on avait vu sortir Rouletabille, porte donnant à l’extérieur sur un terrain vague, envahi d’ordures ménagères, un vrai dépotoir… À l’intérieur, elle ouvrait sur un petit chemin dallé de briques moussues qui traversait les hautes herbes d’un jardin fruitier rendu à l’état nature et aboutissant directement à une porte basse de la villa donnant sur l’escalier de service.

Je crois bien avoir donné toute la topographie utile, sinon à la compréhension du mystère qui reste opaque, du moins à la connaissance des lieux où il se déroule. Et maintenant assistons à l’arrivée de Rouletabille. De grands bruits extérieurs l’annoncèrent. On nous l’amenait dans une auto-taxi, entre deux agents de la Sûreté. Des cris de « Vive Rouletabille ! » partirent d’un peu partout dans la foule qui se pressait autour de la villa. C’était déplorable.

La petite porte s’ouvrit et il apparut. Dieu ! qu’il était pâle ! Il ne semblait plus que le fantôme de lui-même. Cependant il avait aux yeux une flamme ardente qui révélait le feu intérieur qui le dévorait et qui brûlait ceux qu’il regardait. Combien en ai-je vu détourner la tête sous cet éclair insupportable ! Son regard, dans l’instant, semblait vous dire : « Pourquoi êtes-vous ici ? En quoi cela vous regarde-t-il ce drame qui s’est passé entre ce monsieur, ma femme et moi ? Pourquoi tout cet appareil de justice ? Je le connais depuis longtemps. Je n’en suis pas accablé. »