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JE SAIS TOUT

avait vu sortir Rouletabille. Il courut à l’endroit désigné par l’enfant et crut entendre des gémissements. C’était sans doute Ivana qui agonisait. Quelques instants plus tard il pénétrait avec le commissaire de police du quartier dans la fatale petite maison de Passy. On sait la suite. Mais les dires de l’enfant étaient tout à fait vagues pour ce qui concernait l’heure. Il était impossible, à une demi-heure près de préciser l’instant où il avait entendu les coups de revolver. L’arrêt de la montre à 5 heures moins cinq mit momentanément tout le monde d’accord avec la sortie de Rouletabille à 5 heures. Et en vérité, je comprends les magistrats. Moi-même, dans l’impossibilité où j’étais de me retourner du côté de Théodora Luigi, j’avais besoin de revoir Roulelabille !…

Or le reporter ne voulait voir personne pour le moment, pas même son avocat !

On le laissait tranquille depuis sa confrontation « avec ses victimes » et l’on procédait à l’autopsie de celles-ci. De cette autopsie on ne tira rien sinon la confirmation à peu près inutile de ce fait que l’on ne se trouvait point en face d’un suicide consenti par les deux victimes. On sait du reste que l’on n’avait trouvé sur les lieux aucune arme. Enfin la plus sommaire enquête avait démontré que le massacre n’avait été possible que par l’intervention d’un tiers.

Ceci étant resté la vérité de l’affaire, nous n’aurons pas une seconde à évoquer l’hypothèse qui fût un instant émise dans un journal (l’Époque) que Roland, Boulenger et Ivana avaient pu se massacrer l’un l’autre.

Je disais donc que, dans les ténèbres où je m’agitais, j’avais besoin de revoir Rouletabille…


III

La petite maison de Passy


Je savais, par le juge d’instruction M. Hébert et par des indiscrétions venues de la prison que le malheureux était anéanti. Il ne mangeait pas, ne parlait pas, restait étendu, sans un mouvement, sur sa couchette. Tout le monde l’incitait à avouer lui disant qu’il serait sûrement acquitté. Il ne répondait même pas.

Je n’avais reçu qu’un mot de lui : « Occupe-toi de sa tombe. Deux places, une pour elle, une pour moi ! »…

Et maintenant j’ai hâte de me retrouver avec lui dans la seconde visite qu’on lui fit faire aux lieux du crime. Averti, je m’y suis rendu avec les magistrats. Rouletabille n’était pas encore arrivé.

J’eus une courte conversation avec le juge d’instruction et lui fis part naturellement de tout ce qui pouvait servir mon ami et client, notamment son attitude avec moi si peu d’instants après le crime, alors que, de toute apparence, il l’ignorait encore. Mais M. Hébert paraissait avoir son siège fait.

À tout ce que je pus lui dire, il ne répondit qu’en haussant les épaules et qu’en caressant, d’un geste un peu agacé, ses favoris poivre et sel qu’il portait à l’ancienne mode.

Autour de la villa, jusque dans l’impasse, malgré le service d’ordre, il y avait une foule incroyable. Les journalistes étaient, comme toujours, encombrants. Mais pas un n’avait été admis dans la villa.

Pressé par les événements, au moment de la découverte du crime, je n’ai donné aucune indication, même sommaire, des lieux. Du reste je n’avais rien vu que Rouletabille et les deux corps. Aujourd’hui, regardons.

Cette villa perdue tout au fond de Passy était charmante. Ce n’était point d’hier que Roland Boulenger l’avait louée, pour venir s’y distraire du travail formidable qu’il fournissait par ailleurs. Ce sont là des détails qui nous furent révélés par l’enquête. Mais il y a cent à parier contre un qu’il fit entendre à Ivana, comme précédemment à Théodora Luigi, qu’il avait acquis, meublé, arrangé ce petit coin pour son amour du moment, le seul qui comptât à ses yeux, comme toujours.

Cette villa avait été certainement ce qu’on appelait dans le temps « une petite maison ». Elle datait du dix-huitième avec un rappel du style jésuite dont les consoles renversées et les pilastres mêlaient un peu de majesté ridicule au rococo de l’ensemble. Bref elle était d’un mauvais goût adorable sous la grisaille des siècles. J’imaginais qu’elle avait dû être horrible à l’état neuf. Au fond de son nid de verdure, cette vieille chose était plaisante à trouver pour des amoureux. Mais les boiseries de l’intérieur, assez bien conservées, rafistolées du reste avec art, étaient à se mettre à genoux.

Les pièces du rez-de-chaussée, fort hu-