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LE CRIME DE ROULETABILLE
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pas eu le temps ! Est-ce que le commissaire de police Mifroid n’était pas arrivé juste dans le moment qu’une étreinte fraternelle nous réunissait après ces premières et atroces confidences ?… D’autres certainement allaient suivre, Pourquoi m’eût-il caché quelque chose ? Enfin, s’il avait commis le crime, je le connaissais assez pour savoir qu’il eût été le premier à se dénoncer. Or il niait.

Aussitôt après le coup de foudre de l’arrestation de Rouletabille, je m’étais fait conduire chez Mme Boulenger. On se rappelle que j’étais avec elle chez Rouletabille à cinq heures et demie, détail d’importance car, en dépit de ce que venait de dire le substitut, lequel prétendait que le crime avait eu lieu à cinq heures moins cinq exactement, il fut prouvé bientôt qu’il avait été accompli à cinq heures et demie. On se rappelle également qu’en descendant de chez Rouletabille j’avais conduit Mme Boulenger chez le Dr Schall. Je ne la trouvai point chez elle. Je pensai qu’elle pouvait être encore chez le Dr Schall. Les événements avaient été si précipités qu’elle ne devait encore rien savoir.

Je n’entrerai point dans le détail de l’heure abominable que nous passâmes. Lorsqu’elle sut enfin la vérité, elle passa trois jours entre la vie et la mort… Schall ne quitta pas son chevet et parvint à la sauver. Elle le lui reprocha du reste. Mais du moment qu’elle n’était point morte, elle voulait vivre pour le venger ! Elle aussi était persuadée que Rouletabille était innocent. Et je savais bien où allaient ses pensées. Elles allaient où étaient déjà les miennes.

L’ardeur qu’elle avait de démêler la vérité lui fit reprendre des forces avec une rapidité extraordinaire. Il faut bien dire, du reste que cette sorte de renaissance, de résurrection était assez factice, car elle ne vivait plus que par les nerfs, jetée hors de son lit par son idée fixe que je partageais et à laquelle il est temps de donner un nom : Théodora Luigi !…


II

Nouvelles précisions et nouveaux doutes


On n’a pas oublié que le samedi qui précéda le drame de Passy (lequel eut lieu un mardi) je m’étais trouvé à l’Opéra-Comique en face de Théodora Luigi qui avait déjà donné un successeur à Henri II et qui flirtait ostensiblement avec le célèbre hellène Parapapoulos. Je pris mes renseignements et j’appris que la redoutable courtisane avait quitté la France avec son nouveau maître le jour même du drame par l’express-orient, de une heure de l’après-midi. Ce renseignement que je m’étais procuré par l’intermédiaire de mes amis de la Sûreté me cassa bras et jambes. J’allai à la gare de l’Est où il me fut confirmé.

On comprend mon état d’âme. Il était lamentable. Pour expliquer le crime je ne me trouvais plus qu’en face de Rouletabille et la parole du substitut me sonnait de furieuses cloches aux oreilles : « Vous êtes sorti d’ici à cinq heures et le crime a eu lieu à cinq heures moins cinq exactement. » Je répète qu’à ce moment rien encore n’était venu relever cette erreur qui accusait si terriblement Rouletabille et je passai par des affres, par des doutes, des hypothèses qui me déchiraient,

Cette heure avait été établie par les magistrats sur le témoignage de la montre de Roland Boulenger fracassée par une balle et arrêtée à cinq heures moins cinq. Quant à Rouletabille il avait été aperçu sortant de la petite maison par une porte qui donnait sur un terrain vague derrière l’impasse La Roche et reconnu par un agent (tous les agents connaissaient Rouletabille) qui s’entretenait avec une marchande de journaux. Tous deux (l’agent et la marchande) avaient été frappés de la pâleur et de l’air égaré du célèbre reporter qui était passé près d’eux sans les apercevoir. Il parlait tout seul.

Comment avait-on découvert le crime ? Par le fait de l’enfant d’un menuisier qui jouait à la bloquette tout seul avec ses billes contre le mur de derrière de la villa elle-même, dans une venelle à laquelle on n’a même pas donné de nom. Au-dessus de lui, à la hauteur du premier étage, derrière des fenêtres aux volets clos il avait entendu des coups de revolver et des cris et il s’était enfui aussitôt chez lui. Son père était rentré plus d’une heure plus tard et n’avait prêté qu’une oreille distraite à l’histoire de l’enfant. Cependant, comme un sergent de ville passait devant son atelier, le menuisier avait dit à l’enfant de refaire son récit devant le représentant de la force publique. Or le hasard voulut que cet agent fût le même que celui qui