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Le Crime de

ROULETABILLE

l’Anneau d’esclavage
illustrations de LORENZI


Le Crime de Rouletabille, que continue l’Anneau d’Esclavage, est une sombre tragédie où roulent d’effroyables ténèbres et sur le seuil de laquelle apparaît le doux monstre à tête de sphinx : l’Éternel féminin… Pauvre Rouletabille, dont l’intelligence a sondé tous les abîmes ouverts devant la raison, et qui frissonne, éperdu devant deux yeux de femme comme devant le chaos…

Ivana, sa femme qu’il adore, l’a-t-elle trompé avec Roland Boulenger ? Voilà le problème le plus ardu qu’il ait jamais eu à résoudre. Il n’ignore pas que sa femme, d’accord avec Mme Roland Boulenger, a joué le jeu dangereux de la coquetterie auprès de l’illustre professeur, aux seules fins de sauver celui-ci de la funeste emprise de Théodora Luigi. Mais la coquetterie est une pente dangereuse. Jusqu’où Ivana a-t-elle glissé ?…

Tant est qu’un jour on trouve dans une petite maison de Passy deux corps percés de balles. Le professeur Boulenger n’est déjà plus qu’un cadavre… Ivana expire sur les lèvres de Rouletabille accouru, et qui reçoit ce baiser comme une protestation suprême de l’innocence de la mourante… Dans le moment même le célèbre reporter est arrêté sous l’inculpation d’avoir assassiné sa femme, et le professeur Roland Boulenger…


I

Hypothèses


On imagine facilement le retentissement dans Paris de cette nouvelle inouïe : « Rouletabille vient d’être arrêté ! » Et quand on sut, quelques heures plus tard, de quel crime le célèbre reporter était accusé, on peut dire que toute la ville ne s’occupa plus que de ce scandale tragique. Survenant si peu de temps après le drame de Sainte-Adresse, lequel avait déjà excité singulièrement toutes les curiosités, l’affreux massacre de Passy acheva de bouleverser l’opinion publique. Les noms de Rouletabille et de Roland Boulenger étaient sur toutes les lèvres. J’ai encore devant moi les journaux qui parurent le lendemain matin. Ils étaient pleins du funeste événement.

D’une façon générale, bien que l’on regrettât la disparition d’une personnalité scientifique de la valeur de l’illustre professeur, on était d’accord pour faire entendre que Roland, avec son mépris de la morale courante, était assez naturellement arrivé au bout de sa chance et l’on réservait toute pitié pour la seule victime intéressante des coups de revolver de Rouletabille : cette pauvre Thérèse Boulenger, qui, certainement en mourrait, elle aussi.

Quant au reporter, on ne trouvait nullement son geste condamnable dans l’état de nos mœurs. Un mari surprend sa femme, avec un ami dans des conditions telles qu’il ne saurait mettre en doute la nature du rendez-vous, il supprime les deux coupables : l’affaire n’était pas neuve.

Évidemment l’affaire n’était pas neuve si elle s’était passée comme ça ! mais moi, j’étais persuadé qu’elle ne s’était pas passée comme ça !… moi qui, quelques instants avant l’arrestation me trouvais encore avec Rouletabille, moi qui me rappelais, certes ! ses propos désenchantés, mais son calme dans le désespoir, — moi qui l’entendais encore dire : « Mon malheur, je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis la tuer, c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe. Non ! Elle vivra ! Je lui dirai mon dégoût sans paraître étonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos !… » moi qui me souvenais de ces choses, je savais bien que Rouletabille était innocent de tout ce sang versé.

On me dira qu’il s’était bien gardé cependant de me faire part de son passage dans la petite maison de Passy, où il était allé, de toute évidence, constater son malheur… mais je pouvais penser que s’il ne m’en avait point parlé, c’est qu’il n’en avait