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LE CRIME DE ROULETABILLE
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tout cas qu’elle n’avait pas dépassé les limites du jeu.

C’est ce que je fis comprendre à Rouletabille et c’est seulement alors que je m’aperçus du bouleversement dans lequel il était. Jusqu’alors il s’était maîtrisé mais ici il éclata :

— C’est une misérable !

Puis, honteux d’avoir trahi dans un cri tout son désespoir, il se mit les mains devant la figure et resta quelques instants sans prononcer une parole. Derrière ses mains il domptait ses larmes, il étouffait le sanglot qui lui gonflait la gorge. Quand il me montra à nouveau son visage je vis une face hâve, creusée, vieillie ; mais grimaçante de froide ironie. Je vis un nouveau Rouletabille : celui qui ne croyait plus à rien !… Je ne reconnus plus mon ami… Tant de jeunesse, une si belle foi, tant de lumière sur un noble front, tant de confiance naïve dans un génie au service de la vérité, ses yeux clairs et pleins de rayons, tout avait disparu sous un masque de cendres…

— Je n’ai plus rien à apprendre, me dit-il, j’ai fait le tour de l’infamie. Maintenant je connais les hommes. Une femme a été mon porte flambeau dans ces ténèbres que je croyais connaître et où j’entrais d’un pas léger. Maintenant les ténèbres me font peur et la lumière m’épouvante. Tout à l’heure tu vas voir entrer cette femme. Elle me tendra son front pur et elle serrera ton honnête main. Imagine que je ne t’aie rien dit : c’est la douce flamme de mon foyer, c’est l’amour conjugal dans ce qu’il a de plus noble et de plus charmant. Elle est belle et tranquille. Elle a un baiser pour l’époux, un sourire pour l’ami ! Elle nous parle de ses travaux et nous l’écoutons. Eh bien ! cet ange, mon cher, sort des bras de Roland !… Je t’ai écrit de venir pour que tu assistes à ce qui va se passer ici. Depuis que je connais mon infortune j’aurais pu la tuer… mais j’ai parcouru trop d’étapes pour arriver à « toute la vérité », mon malheur je l’ai trop prévu pour qu’il déchaîne la foudre. Et puis, la tuer, c’est lui prouver que je l’aime encore et c’est elle qui triomphe. Non ! elle vivra ! J’ai pensé à toi : c’est toi le plus fort. Tu as méprisé. Je lui dirai mon dégoût, sans paraître étonné et puis je continuerai ma route en lui tournant le dos…

Il sortit sa pipe de sa poche, mais il ne parvenait pas à la bourrer. Il finit par la jeter avec violence sur le bureau et il se leva en poussant un effrayant soupir : « Ah ! Sainclair ! » Nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre.

Mais notre effusion fut courte. Une domestique vint nous dire que « des messieurs » désiraient parler à M. Rouletabille. « Ces messieurs » suivaient cette femme de chambre sur ses talons. « Tiens ! Mifroid, fit mon ami en reconnaissant le sympathique commissaire bien connu de Tout-Paris, qu’est-ce qui vous amène, mon ami ? »

Malgré le tragique des circonstances, je ne pus m’empêcher d’admirer l’art avec lequel Rouletabille était parvenu, en une seconde, à cacher son émotion. Le commissaire ferma la porte derrière lui, sur le nez des autres « messieurs » et s’avança dans le bureau.

— Mon pauvre ami, lui dit-il, sans voir la main que Rouletabille lui tendait, j’ai une terrible nouvelle à vous annoncer… Avec un autre, je pourrais voiler la vérité. Soyez fort !… Votre femme a été assassinée !

Rouletabille poussa un cri et s’accrocha à mon bras.

— Assassinée, fit-il d’une voix rauque, où ça ?

— À Passy, impasse de la Roche… j’ai une auto, si vous voulez m’accompagner.

Rouletabille était comme hébété. Il me regardait avec des yeux d’où l’intelligence avait fui. Vous pensez que je ne le quittai pas. Un quart d’heure plus tard, nous nous trouvions tout au fond de Passy, devant une villa entourée de hauts murs. En route j’avais interrogé le commissaire. Mais il paraissait n’être encore au courant de rien. Il ne put même me dire à quelle heure le crime avait eu lieu. Du reste j’étais moi-même tout à fait étourdi de la brusquerie et de la cruauté des événements ; je me rappelle vaguement avoir traversé un jardin planté d’arbres touffus… être monté un escalier, avoir traversé une salle où, sur une table-guéridon se trouvaient les restes d’un goûter. Enfin dans une chambre à coucher indiquant le plus grand désordre, toute une troupe d’hommes noirs s’écarta devant nous et nous aperçûmes sur le tapis, deux corps étendus… celui de Roland Boulenger et celui d’Ivana…

Le vêtement de l’homme ne témoignait d’aucun combat. Roland avait reçu deux balles, l’une en plein cœur, cette balle avait fracassé en passant la montre dans