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JE SAIS TOUT

Moi-même, je commençais à m’impatienter et j’arpentais un peu nerveusement le salon quand Rouletabille arriva. Il me parut bien ému. Mme Boulenger qu’il avait rencontrée dans l’escalier était remontée avec lui.

— Mais enfin ! qu’avez-vous ? vous n’êtes pas fâché ? lui disait-elle… Écoutez, nous pouvons nous expliquer devant Sainclair !… je vois bien qu’il est inutile de continuer à vous mentir… Tout à l’heure, j’essayais encore de donner le change à votre ami… mais je désarme et faites de moi ce que vous voudrez ! battez-moi si vous le voulez !… mais surtout n’en voulez pas à Ivana la pauvre enfant !… Vous venez de me lancer dans l’escalier un de ces « bonjour madame » qui me condamne d’avance. Eh bien ! j’accepte la condamnation !… Oui, c’est moi qui ai organisé les rendez-vous de travail chez le Dr Schall puisqu’il faut maintenant se cacher de vous pour travailler. On vous a vu rôder hier autour de la clinique, je suis venue pour savoir dans quel état d’esprit vous vous trouviez !… vous êtes furieux ! vous savez tout !… je m’en doutais ; maintenant j’en suis sûre !… c’est affreux n’est-ce pas ? c’est épouvantable !… Avant de partir pour un voyage de quelques mois Ivana a consenti à mettre au net les résultats de ses travaux avec mon mari, aux fins qu’un pareil labeur ne soit pas perdu !… C’est impardonnable !… Mais vous ignorez donc, mon pauvre enfant, ce que c’est que « les scientifiques ». Vous ne vivez que d’imagination et de reportage au jour le jour !… Vous ne pouvez concevoir ce qu’est un cerveau de scientifique ni l’esprit qui l’habite !… l’esprit de suite dans la poursuite de l’idée !… Le scientifique ne s’arrête que lorsqu’il a touché l’idée, c’est-à-dire quand il l’a complètement matérialisée, ou il meurt !… Je parle de l’homme de génie, naturellement… Dans l’ombre de sa course il entraîne des disciples qui seront aussi acharnés que lui s’ils sont dignes de lui !… Et voici Ivana, assise dans le bureau du Dr Schall à côté de Roland Boulenger. Quel crime !… Dites-moi tout de suite que vous lui pardonnez !… ou je ne vous pardonne pas, moi, le mensonge que vous nous avez imposé… Tyran !… Et dépêchez-vous, car je suis en retard, termina-t-elle en nous montrant la pendule.

La véhémente apostrophe de Mme Boulenger, en prenant toute mon attention, m’avait fait négliger Rouletabille. Je le regardai sur ce dernier mot. Il avait le visage empreint de la plus dure impassibilité. Et il ne répondait pas à Mme Boulenger.

« Je vois, dit la pauvre femme, que j’ai eu tort de remonter ! » et elle se dirigea vers la porte.

Rouletabille qui, en toutes circonstances, se montrait si parfaitement poli, ne la reconduisit point… mais je la suivis ; dans la galerie elle eut une légère défaillance et me glissa presque dans les bras.

— Je reviens tout de suite ! criai-je à Rouletabille, j’accompagne Mme Boulenger !…

Elle me remercia d’un bon regard car elle se sentait en effet très faible… Dehors j’arrêtai un auto-taxi je la fis monter et lui dis :

— Où voulez-vous que je vous dépose ?

— Conduisez moi chez le Dr Schall… me fit-elle avec un pâle sourire… Hélas ! je vois bien que Roland et moi nous avons perdu un ami… J’ai une bien grosse peine pour Ivana…

— Leur voyage leur fera tout oublier !… et je vous ramènerai Rouletabille, lui dis-je.

Elle me remercia en me pressant doucement la main.

Devant la clinique du Dr Schall je la laissai.. elle paraissait un peu remise.

— Je vais dire à Roland combien vous avez été bon ! et avertir notre pauvre Ivana de la scène qui l’attend.

Je la rassurai un peu :

— Les femmes savent toujours se faire pardonner… Rouletabille est beaucoup moins méchant qu’il n’en a l’air.

Dix minutes plus tard j’étais revenu chez Rouletabille. Six heures sonnaient. Je le retrouvai dans le salon à la même place !… Sans me dire un mot il me fit passer dans son cabinet de travail, s’assit à son bureau, l’ouvrit, en releva le cylindre et, dans un tiroir secret prit trois lettres qu’il me pria de lire. C’étaient des lettres de Roland à Ivana où il était parlé de toute autre chose que de la tuberculose des poules.

Le plus ardent amour s’y formulait avec une naïve audace. Je ne les transcris pas ici parce que ce serait tout à fait inutile et puis parce que je ne m’en rappelle pas le texte exact. Tout de même elles laissaient cette impression, plus que l’impression : la certitude qu’Ivana se défendait le plus aimablement du monde, en