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LE CRIME DE ROULETABILLE
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— Ne fais pas de bêlises, lui dis-je… Tu es sûr de cette correspondance et c’est tout !… Sois aussi lucide pour toi-même que tu l’es pour les autres… Après l’explication très nette que tu as eue avec Ivana, celle-ci aura voulu préparer le professeur à la résolution qu’elle a prise d’accord avec toi, lui faire comprendre qu’il ne faut plus compter sur elle… qu’elle se cherche une remplaçante… que sais-je ? Elle se cache… elle a tort… mais, d’autre part, elle voit bien que tu ne veux plus entendre parler de cet homme…

— Tout ceci est bien possible ! me répondit Rouletabille et il s’en alla.

Resté seul je n’eus qu’un mot : « Pauvre Rouletabille ! » on m’avait tant de fois dit : « Pauvre Sainclair ! » mais je ne suis pas égoïste. J’aimais Rouletabille comme un frère, un très jeune frère que j’aurais élevé et mon chagrin fut profond.

Je ne manquai point les jours suivants de lui téléphoner. Je lui demandai même des rendez-vous. Mais je ne le vis pas. Je reconnus, une fois, à l’appareil la voix d’Ivana. Ce qu’elle me dit était plein d’amitié mais assez indifférent et je jugeai qu’apparemment il n’y avait rien de nouveau dans le ménage. Rouletabille ne lui avait rien dit de l’incident du bureau de poste. C’était grave.

À quelques jours de là, j’appris le retour des Boulenger. Je me disposais à aller faire une visite à Thérèse quand Rouletabille fit son apparition dans mon bureau. Il m’apparut trop calme trop renfermé dans une vaine armature d’indifférence trop cuirassé d’avance contre les émotions du dehors… et contre celles du dedans. Je vis bien tout de suite qu’il m’apportait quelque chose de douloureux, mais l’orgueil de l’homme est tel que même celui-ci pour qui, moi, en une telle occurrence, je n’avais eu rien de caché, voulait me cacher sa douleur !

Il jouait à l’homme fort !..… Allons donc ! Est-ce qu’il y a des hommes forts dans ces moments-là ? Manant ou empereur, c’est bien le même déchirement, le même dégoût de tout ; après on agit suivant son tempérament, on tue, on assassine, on se suicide, ou l’on pousse en tremblant la porte du juge qui va tenter la réconciliation mais, tout d’abord, on a fléchi sous le coup comme un enfant !…

Il s’assit en face de moi, croisa les mains au-dessus de mon bureau (il ne pensait plus à bourrer sa pipe) et me dit : « Je n’ai jamais soupçonné qu’une femme pût mentir comme Ivana ! J’avais envie de lui répondre : Eh bien ! et la mienne ! mais je m’abstins d’un rapprochement qui lui eût fait perdre, du coup, ce bel air doctrinal avec lequel il essayait de me donner le change sur le bouillonnement de son sentiment intime.

— Depuis le retour des Boulenger, continua-t-il, elle m’avait déclaré qu’en dehors de la visite que nous leur fîmes tous deux, elle n’avait vu Roland qu’une fois, pour lui faire part de mon prochain départ et de la nécessité où elle était de le laisser continuer sans elle ses travaux. Or, mon cher, Ivana et Roland se voient tous les jours de trois à cinq heures pendant que je la crois à l’hôpital Trousseau !… Et quand elle rentre, elle me donne des détails sur ce qu’elle a fait à l’hôpital, sur les personnages qu’elle y a rencontrés, etc., etc… C’est inimaginable !… et c’est bien triste pour ces dames… un homme ne mentirait pas ainsi…

— Savoir ! fis-je.

— Non ! non, ne nous calomnie pas !… Nous ne pourrions mentir ainsi… Nous ne saurions pas !… Nous n’en aurions pas l’effronterie !… Et puis il faut avoir cette belle foi insolente dans la crédulité, la stupidité, l’aveugle bêtise de l’autre ! Quand elles mentent, elles, « l’autre » c’est un homme… quand nous mentons, nous, « l’autre » c’est une femme… Nous sommes battus d’avance, nous n’essayons même pas…

— Où se voient-ils ? demandai-je…

— Depuis l’histoire de la lettre, je suis Ivana, je l’espionne !… Tu penses bien que je ne me suis pas adressé à une agence ! Rouletabille ne saurait être mieux servi que par lui-même… En sortant de chez nous, elle va donc à l’hôpital Trousseau… et puis elle ressort presque aussitôt et se rend non loin de là, à la clinique du Dr Schall où Roland Boulenger se trouve déjà quand elle arrive… Elle en ressort deux heures plus tard, retourne à l’hôpital Trousseau où elle a dû laisser des instructions dans le cas où je lui téléphonerais et rentre à la maison. Elle a le front serein, l’œil clair, la bouche vermeille. Elle se porte bien.

— Elle ne te demande pas si tu as des nouvelles de Boulenger ?

— Non pas encore… mais cela viendra…

— En somme, malgré ta défense, elle continue à travailler avec lui ?