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JE SAIS TOUT

letabille pâlit… Cependant il n’y toucha même point… j’étais à quelques pas de lui et je la lui tendais… Il la regarda deux secondes et me dit tout de suite, la voix changée :

— C’est bien ! tu peux brûler ça !

Et il s’assit en s’épongeant le front, comme n’importe lequel d’entre nous qui vient de recevoir un rude coup… un de ces coups qui vous brouillent un peu la cervelle…

— Que se passe-t-il ? lui demandai-je avec toute ma tendresse et toute ma pitié en éveil.

— Tu vas le savoir ! fit-il, tu vas le savoir ce qui se passe, mon bon Sainclair !…

Mais il eut peur de s’attendrir et essaya de me narrer les choses sur ce ton indifférent et net, un peu « sécot » avec lequel il m’expliquait à sa manière le dossier d’une affaire à laquelle personne ne voyait goutte. Mais c’est une chose que de travailler sur la chair des autres et c’en est une autre que de promener le scalpel dans ses propres fibres. Au fait, sa main tremblait.

— Ivana commença-t-il est revenue à Paris il y a huit jours.

— Seulement ! m’étonnai-je.

— Oui ! sur les prières suppliantes que m’envoyait Thérèse, car je ne reçois de lettres, moi, que de Mme Boulenger… j’ai consenti à ce qu’elle prolongeât là-bas son séjour auquel, du reste, je ne pouvais m’opposer… Enfin, elle est revenue. Elle paraissait fort heureuse de me retrouver. Ce fut, pendant quelques jours, une véritable fête. Nous nous sommes conduits comme des écoliers. Si nous ne sommes pas allés à Robinson, c’est tout juste.

Elle m’avait dit que le ménage Boulenger était maintenant un ménage modèle et que Roland s’était remis au travail comme si rien ne s’était passé ! « Il s’est cependant passé quelque chose, ma chère Ivana, avais-je répondu… et à cause de cette chose-là, je te demanderai, même s’il doit t’en coûter, de cesser toute collaboration avec Roland Boulenger… Tu as un prétexte magnifique. Tu m’accompagnes en Asie Mineure dans quelques semaines, je presserai même notre départ si c’est nécessaire et les préparatifs de ce voyage ne te laissent pas une liberté d’esprit suffisante pour l’aider dans des travaux que, de toutes façons, tu serais obligée d’abandonner. » — C’est tout ce qu’il y a de plus naturel, mon petit Zo, me répliqua-t-elle… Inutile de lui faire de la peine d’avance… Je lui ferai comprendre cela de vive voix à leur retour… et ainsi tu auras toute satisfaction…

Je t’avoue, Sainelair, que je ne m’attendais point à cette docilité et que je l’embrassai d’enthousiasme.

— Pardon, interrompis-je, as-tu fait part à Ivana de ta façon de concevoir le drame de Sainte-Adresse ?

— Non ! me répondit brusquement Rouletabille… Personne, pas même toi, à cette heure, ne connaît ma façon de concevoir le drame de Sainte-Adresse… Il n’y a qu’une personne qui ait le droit. de dire la vérité dans cette affaire et elle eût préféré mourir que de la faire connaître… Je me suis tu pour Thérèse… et, ma foi, je ne le regrette pas aujourd’hui…

— À cause ?

— À cause de ce qui s’est passé hier !… Hier, Sainclair, je me croyais le plus heureux des hommes quand je suis entré au bureau de poste de la rue d’Amsterdam pour y faire recommander une lettre… j’attendais mon tour, près du guichet, quand, ayant machinalement porté les yeux devant moi, je découvris, à quelques pas de moi, attendant à un autre guichet, celui de la poste restante, Ivana ! Je fus tellement surpris de la trouver là que je n’eus même pas un mouvement inconsidéré pour me rapprocher d’elle. Je la regardai stupide. Trois personnes nous séparaient. Elle n’avait qu’à tourner la tête pour m’apercevoir… mais elle était trop préoccupée… Je la vis se pencher au guichet et parler bas à l’employé… L’employé lui donnait bientôt une lettre qu’elle saisit comme une voleuse et avec laquelle elle s’échappa… Je ne la suivis même point. L’aurais-je pu ! je ne tenais pas sur mes jambes… Cette lettre, cette enveloppe son format, l’écriture, une écriture un peu hiéroglyphique à laquelle on ne saurait se tromper, j’aurai tout cela longtemps devant les yeux. Ce fut un éclair, un éblouissement,… un coup de foudre… Cependant, je voulais être sûr, je veux toujours être sûr… Et je ne doute plus depuis que j’ai vu ton enveloppe… Du reste je n’ai point douté un instant. Je savais que c’était de lui !… Ivana a une correspondance clandestine avec Roland Boulenger…

Il se leva, déjà prêt à partir et me tendant la main.