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JE SAIS TOUT

Je collai mon front à la vitre et je vis, traversant la place et se dirigeant vers l’hôtel, un personnage qui, au premier aspect, me parut sans aucun intérêt. Il avait l’allure et les habits de quelque boutiquier ou même d’un courtier de commerce.

Je quittai Rouletabille, fort ému de ce que je venais d’apprendre et roulais dans ma tête cent hypothèses aussi absurdes les unes que les autres.

Mon ami ne resta pas enfermé avec l’homme plus de deux minutes.

Quand son visiteur fut parti, Rouletabille vint me chercher. Il avait un visage dur et ses yeux flambaient.

Quand nous fûmes dans sa chambre, il me dit tout de suite :

— C’est bien ce que je pensais. Je viens de faire porter mon enquête sur le revolver. Cet homme est un armurier de la rue de Paris. Je n’ai pas voulu que l’on me vît entrer chez lui, car il est inutile que la police s’imagine que je veuille être plus curieux qu’elle.

En raison de la personnalité du prince d’Albanie qui se trouve dans le drame, elle ne veut rien savoir et son enquête est déjà classée ; c’est du reste ce qui sauve l’assassin… J’ai donc fait venir l’armurier chez moi : voilà ce que j’ai dit à cet homme : Quand vous vendez un revolver, quelle que soit la marque, avez-vous un moyen de le reconnaître une fois qu’il est sorti de chez vous ? — Oui, m’a-t-il répondu, je fais moi-même sous la crosse, près de la gâchette une légère marque en croix au poinçon. — C’est tout ce que j’avais à vous demander, lui répondis-je… J’ai voulu lui payer son dérangement, mais il n’a rien voulu accepter et il est parti non sans m’avoir demandé cependant : « Vous n’êtes pas M. Rouletaille, l’ami de M. Roland Boulenger ? » Je lui répondis affirmativement. Il m’a regardé une seconde et a pris la porte.

— Et alors ?

— Et alors, il faut que tu saches qu’hier, j’ai vu le revolver ramassé par Michel l’agent en bourgeois. C’est Tamar, l’inspecteur de la Sûreté qui voulut bien me le montrer, car nous sommes de vieux copains… Eh bien, j’avais remarqué le coup de poinçon en croix. Ce revolver a été acheté dans la boutique de la rue de Paris.

— Par qui ?

— Par Roland Boulenger ! répondit-il, et il se mit à bourrer sa pipe.

J’en étais resté la bouche ouverte.

— Tu as le souffle coupé ? fit-il en relevant vers moi une figure de marbre.

— Dame ! est-ce que tu crois ?

— Je ne crois jamais… je cherche… je vois… je constate… et quand je n’ai plus rien à constater, je conclus… Ce revolver a été acheté, il y a huit jours dans la rue de Paris, par Roland Boulenger qui ne sortait plus sans cette arme.

— Qui est-ce qui te l’a dit ?

— Lui !…

— Et qui est-ce qui t’a dit qu’il avait acheté ce revolver rue de Paris ?

— Toujours lui !… Dame !… quelle que soit la conclusion, je ne pense pas à la préméditation ! et la preuve en est qu’il ne s’est caché de personne pour se procurer une arme dont il estimait pouvoir avoir besoin dans les circonstances créées par ses intrigues avec Théodora Luigi… On lui disait tous les jours que sa vie était menacée par le prince…

— Et il a tiré sur sa femme ! C’est horrible !…

— Tu vas vite !… En tous cas il y a des circonstances atténuantes, répliqua froidement Rouletabille.

— Jamais ! tu me révoltes !

— ls avaient déjà deux heures d’opium « dans le coco » quand Thérèse leur est apparue… As-tu senti l’odeur de la drogue en arrivant ?… On avait cependant aéré… Oui ! Ils devaient être dans un bel état… La dernière grande séance avant la séparation, pense donc !

Je saisis les poignets de Rouletabille, tellement j’étais indigné.

— Tu appelles ça des circonstances atténuantes !… Ah ! je te prie de croire que si j’étais son juge !…

— Il ne s’agit pas de ça ! interrompit Rouletabille de plus en plus glacé… il s’agit d’expliquer les faits… eh bien ! je ne crois pas que Roland Boulenger s’il a tiré, ait tiré sur sa femme de sang-froid ! voilà tout !… Tu ne veux pas que ces circonstances soient atténuantes… ça m’est égal, mais cesse de me malaxer les poignets !.. Thérèse devait être un peu folle, elle aussi !.. Tu comprends qu’on ne s’impose pas le régime de regarder, pendant des jours, une porte derrière laquelle votre mari écoute les contes orientaux de Mlle Théodora Luigi sans que tout à coup, n’éclate l’impérieux désir de tomber au milieu de la conversation !…

— Il tira quelques bouffées de sa pipe et continua : Thérèse avait le moyen,