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LE CRIME DE ROULETABILLE
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qui avaient abattu toutes leurs voiles en dehors de celle-là. Enfin, après de grandes difficultés elle doubla à son tour la digue et je ne fus pas peu surpris de reconnaître à côté des deux matelots qui la montaient et qui étaient enveloppés de suroîts, mon ami Rouletabille, dans son costume du matin, pantalon blanc et veston bleu. Il était propre !…

Lui aussi me reconnut et me fit un signe. Je courus pour arriver à quai en même temps que lui, mais il avait déjà débarqué quand j’arrivai. Il était en loques et trempé comme une soupe. Il avait perdu son feutre, naturellement et montrait une chevelure de sauvage, mais sous sa tignasse, une figure où il y avait du nouveau…

— Rentrons vite ! m’écriai-je… Tu n’es pas fou de sortir en mer par un temps pareil !…

— Il faisait beau quand je suis sorti ce matin, me dit-il.

Nous nous jetâmes dans une voiture et, à l’hôtel, je lui servis de valet de chambre, tant j’avais peur qu’il attrapât quelque méchant rhume. Heureusement que nous avions fait venir nos bagages. Quand je l’eus bien frictionné et qu’il se fut changé, je lui demandai :

— Me diras-tu enfin ce que tu es allé faire en mer aujourd’hui ?

Il me répliqua :

— Quand j’aurai bu mon grog et encore ça n’est pas sûr !

— Pourquoi ?

— Parce que j’attends quelqu’un et que si ce quelqu’un là arrive, tu me feras le plaisir de me laisser seul avec lui.

— Veux-tu que je m’en aille tout de suite, fis-je un peu vexé car j’ai toujours été d’une susceptibilité ridicule,

— Mon bon Sainclair, tu penses bien que je n’attends pas quelqu’un pour lui faire mes confidences mais pour lui en tirer… Mes confidences, c’est toi seul qui les auras !… et nul autre, je te prie de le croire !… Et d’abord, puisque mon homme est en retard je te dis tout de suite que ce n’est pas le prince Henri qui a tiré sur Thérèse !

— Pas possible ! m’écriai-je… Tu es sûr de cela ?

— Sans cela je ne t’en parlerais pas !

— C’est vrai, je te demande pardon !… Je t’écoute… C’est en mer que tu as appris cela ?

— Mon Dieu, oui… et de la façon la plus simple… je ne suis, du reste, allé chercher que la corroboration d’une idée qui me possédait déjà… Rappelle-toi qu’hier soir je t’ai un peu intrigué par la façon de te dire : « et personne ne saura la vérité, jamais ! » Sais-tu à quoi je pensais en te disant cela ? C’est que le crime avait eu lieu à onze heures trente cinq exactement… et que la haute mer n’atteignait hier son maximum qu’à dix heures quarante…

— Je ne vois pas ce que la marée…

— Et maintenant, suis bien mon raisonnement… On a relevé le cadavre du prince, au bas de la falaise, à midi… Si c’est lui l’assassin il faut donc qu’il se soit jeté du haut de la falaise entre onze heures trente-cinq, heure du crime (mettons onze heures quarante car il faut bien cinq minutes pour atteindre le bord de la falaise) et midi… Or, il est impossible que le prince se soit jeté du haut de la falaise dans ce laps de temps déterminé…

— Et pourquoi ?

Parce que la marée en ce moment ne recouvre l’endroit où s’est jeté le prince que lorsqu’elle a atteint son maximum et qu’elle avait atteint ce maximum presque une heure avant le crime !… Comme on a relevé le corps du prince mouillé, les habits trempés comme s’il avait passé plusieurs heures dans l’eau, tu vois donc bien que le prince était déjà mort à l’heure où l’on a tiré sur Thérèse !…

— Mais c’est lumineux ! m’écriai-je… Comment n’a-t-on pas pensé à cela ?

— Christophe Colomb te répondra, fit Rouletabille avec un sourire… Quant à moi, comme je connais bien ce coin de la falaise et que je sais que l’eau y atteint rarement, mon attention avait été attirée dès hier sur ce détail. L’horaire des marées me donnait déjà raison avant toute enquête, mais je ne voulais rien te dire tant que je n’aurais pas été sur les lieux… j’y voulais être avant, pendant et après la marée… Voilà pourquoi je pris ce matin une barque et la raison pour laquelle tu m’as vu revenir tout à l’heure en si piteux état mais parfaitement satisfait. Non seulement la marée n’atteint l’endroit en question que dans les limites du temps que je t’ai dit, mais il lui est impossible, en se retirant, vu la déclivité du terrain d’y laisser une mare, si petite soit-elle…

— Mais alors, qui est l’assassin ?

— Je vais peut-être te le dire tout à l’heure, me répondit-il, après avoir jeté un coup d’œil à la fenêtre. Voilà mon homme !