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JE SAIS TOUT

pansement… On lui avait fait une piqûre.

— Alors tu as vu Roland ?

— Évidemment !.. Comme on peut voir la statue du désespoir… ou du remords !… d’abord je n’ai pas pu lui tirer un mot ; puis, peu à peu j’ai tout appris… À la fin, il pleurait comme un enfant. Il m’a dit de bien belles choses sur Thérèse…

— Et l’enquête ?

— Eh bien ! l’enquête… Naturellement la villa était envahie par les commissaires, les magistrats… Il y en avait partout, qui fouillaient partout… Ils avaient apporté avec eux la nouvelle du suicide du prince Henri… « Je le regrette, avait dit Roland car j’aurais voulu le tuer de ma main ! »

— Ah ! autant que possible point de scandale ! avait répondu le commissaire central… tout le monde aura à y gagner…

— Le drame, quoi que tu en dises, continua Ivana, paraissait tellement simple que l’enquête la plus sommaire pourrait dès lors le résumer. Elle fut encore plus rapide qu’on ne pouvait l’espérer et c’est tout juste si le commissaire central posa, dans le particulier, si l’on peut dire, deux ou trois questions à Thérèse qui avait retrouvé sa pleine connaissance et qui confirma qu’elle s’était trouvée en présence d’Henri II.

« Il était fou ! a-t-elle dit, je ne lui en veux pas ! » À la suite de quoi le commissaire eut une longue conversation avec Roland et je crois bien que l’on est en train de s’entendre pour bâtir de toutes pièces un accident… Ces messieurs de la police et du parquet qui sont enfermés en ce moment dans une pièce du premier étage y travaillent… C’est à souhaiter qu’ils réussissent… même pour les Boulenger !


— Surtout pour les Boulenger ! appuya Rouletabille. Pouvons-nous voir Thérèse ? demanda-t-il enfin.

Ivana nous quitta quelques minutes puis revint nous chercher et nous fûmes introduits auprès de Mme Boulenger.

Je vous avoue que j’attendais ce moment avec la plus grande impatience, qui se doublait de la plus profonde angoisse… Depuis près d’une demi-heure, malgré tout l’intérêt du récit d’Ivana, je brûlais de me retrouver en face de cette grande figure de martyre auprès de laquelle je voyais tous les autres et moi-même si petits… mais il en était ce jour-là avec Rouletabille comme toujours ; il fallait attendre qu’il eût fini de mettre à leur place, dans sa tête, une série de petits détails insignifiants en apparence, avant qu’on eût le droit de reporter son attention sur des objets capitaux. Que de fois avait-il ainsi excité notre impatience dont il n’avait cure. Cependant c’était ce système qui lui permettait de se présenter devant les auteurs principaux du drame avec des armes que nul ne lui soupçonnait et de remporter sur le mensonge de certains ou sur la niaiserie générale des victoires sensationnelles. Je savais tout cela et que ce n’était pas une vaine curiosité qui lui faisait souvent poser des questions qu’à première vue, on pouvait juger oiseuses mais, dans cette affaire qui apparaissait claire comme le jour, j’imaginai facilement que mon ami, en continuant d’agir comme pour toutes les autres, était victime de sa propre routine et j’avoue qu’il se diminuait à mes yeux… d’autant plus que ces questions, dont il pressait Ivana, paraissaient avoir pour point de départ peut-être sans qu’il s’en doutât, un sentiment de jalousie que je jugeai bien intempestif.

Enfin ! nous pénétrons dans la pièce où Roland veillait cette femme à laquelle il avait fait tant de mal et qui venait de lui donner son sang. C’est un spectacle que je n’oublierai jamais : la pauvre femme allongée sur un drap, que l’on avait jeté sur un divan était enveloppée jusqu’au cou dans un grand peignoir blanc et, assurément, elle était plus blanche que son peignoir… À genoux devant elle et retenant sa main dans les siennes, Roland Boulenger pleurait. Thérèse tourna vers nous des yeux admirablement vivants et que semblait habiter une espérance céleste… Malgré la défense qui lui était faite de parler, elle nous dit, dans un souffle : « Pourquoi pleure-t-il ?… C’est le plus beau jour de ma vie !… » Nous ne pûmes retenir nos larmes et, sur un signe de Roland, nous sortîmes.

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Deux heures plus tard, alors que nous nous trouvions chez Tortoni, où Rouletabille et moi nous avions retenu des chambres, l’inspecteur de la Sûreté que nous avions trouvé à notre arrivée à Sainte-Adresse, M. Tamar, vint chercher Rouletabille de la part du commissaire central.

Voici ce qui se passa au commissariat.