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LE CRIME DE ROULETABILLE
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dait dans tous les domaines. C’était là son crime. Avait-on assez ri de son nouveau fusil à percussion latérale ? et de son nouveau système d’engrenage pour moteurs d’autos ? et de son nouveau procédé de champagnisation ? Cependant des sociétés s’étaient formées qui exploitaient ses brevets et qui ne paraissaient point s’être ruinées…

Après avoir fait rire, il avait fait rugir. C’était quand il avait eu la prétention sacrilège de revenir sur les travaux de Pasteur en ressuscitant « la génération spontanée ». Il affirmait que rien n’avait été définitivement prouvé à ce sujet et ses très curieux travaux sur la sensibilité, l’anesthésie et la génération des métaux conduisaient, il faut bien l’avouer, à des hypothèses inconnues et jamais encore envisagées.

Son dernier effort portait sur le bacille de la tuberculose et il avait inauguré dans son Institut une nouvelle sérumthérapie qui avait été l’objet de tous les espoirs et de toutes les fureurs. La vérité était que les résultats avaient été contradictoires et de lui-même il avait suspendu les traitements, répondant aux hurleurs qu’avant la fin de l’année il aurait tué le bacille de Koch.

Ce n’était un secret pour personne que son nouveau système avait pour point de départ le singulier privilège qu’ont les poules quand on leur inocule la tuberculose humaine de « former » des kystes où le microbe persiste fort longtemps sans se généraliser, de sorte que l’altération tuberculeuse reste locale.

Depuis plus d’un an, les jardins de l’Institut Roland Boulanger, derrière l’Observatoire, étaient devenus un vaste poulailler. Je savais que Ivana y vivait en fermière le jour et en secrétaire du grand homme une partie de ses nuits. Rouletabille avait ce qui restait. Tant mieux pour lui s’il trouvait la vie rose. Moi ça ne m’aurait pas plu, bien que je ne doutasse point de l’amour d’Ivana pour son époux, mais je suis d’avis qu’il ne faut pas trop inspirer la vertu…

Il y avait quinze jours que je n’avais vu ni l’un ni l’autre — nous étions fin juillet — quand, en sortant du Palais où je pensais bien ne plus retourner qu’après « vacations », je me heurtai à Rouletabille. « Mon cher Sainclair, j’allais chez toi. Nous t’emmenons à Deauville !… »

— À Deauville ! m’écriai-je, Ivana qui aime tant la vraie campagne… Je ne vois pas Ivana à Deauville. Elle déteste les snobs !

— Mon cher, elle s’est fait faire des robes. Je ne la reconnais plus. Ce sont les Boulenger qui nous emmènent. Ils m’ont chargé de t’inviter. Et Ivana compte sur toi.

— C’est bien vrai, ce mensonge-là ? interrogeai-je encore.

Rouletabille cessa alors son air enjoué :

— C’est moi qui te prie de venir ! viens !…

Quand je rentrai chez moi, je ne m’affalai devant mon bureau et me prenant la tête dans les mains, je fermai les yeux. Ce n’était pas la figure énigmatique d’Ivana qui m’apparaissait maintenant dans la nuit de mes paupières closes, mais une charmante tête blonde, aux yeux d’un bleu céleste, au sourire en fleur, au front virginal.

Cette pureté m’avait séduit sans qu’elle s’en doutât, la chère enfant, par un beau matin de printemps où il y avait du soleil nouveau sur les quais et dans les boîtes dés bouquinistes. Elle était accompagnée de sa bonne vieille maman qui lui cherchait je ne sais quel livre de classe dont elle avait besoin pour passer ses examens. Cela avait dix-sept ans. Cela n’avait jamais quitté les jupes de sa mère. Cela habitait dans le quartier. Cela n’était point pauvre, mais honnête. Situation modeste, excellente famille, mœurs irréprochables, un héritage de vertus. Cela ignorait toutes les horreurs de la capitale. J’épousai…

Au moins, je savais ce que je faisais, moi ! J’avais pris mes renseignements, j’avais étudié ma belle petite oie blanche de près, pendant des mois. Je n’étais pas allé chercher une fille indomptée dans les Balkans… et tout de suite, ainsi que je l’avais prévu, je fus tranquillement heureux, comme je le désirais. J’eus grand soin, du reste, d’entourer mon bonheur de toutes les précautions raisonnables. Comme j’étais fort amoureux, je me rendais parfaitement compte qu’il y avait en moi l’étoffe d’un jaloux, d’autant que je n’étais plus de la première jeunesse. Aussi ne recevais-je chez moi, en dehors de Rouletabille, que de vieux camarades qui ne pouvaient pas me porter ombrage…

Eh bien ! j’eus la preuve un beau jour (je n’ai rien à cacher, hélas ! puisque mon infortune n’a été que trop publique) que ces yeux candides, ce front de vierge, ces boucles d’enfant, cette bouche naïve,