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JE SAIS TOUT

sûre que c’était pour aujourd’hui !… Un pressentiment qui a été plus fort que tout… Je ne vous ai rien dit quand je vous ai quittés, mais j’étais résolue à venir au Havre cet après-midi !… Hélas ! quand je suis arrivée, il était trop tard !

— Trop tard, pour quoi ? interrogea Rouletabille blême…

— Mais pour me jeter entre la malheureuse et cette brute…

— Il vous aurait abattu toutes les deux et je bénis le ciel que tu sois arrivée trop tard, Ivana !

— Que ne l’ai-je accompagnée ce matin, reprit la jeune femme sans s’arrêter à ce que lui disait Rouletabille et tout à fait indifférente à la pensée qu’il exprimait qu’elle aurait pu être victime, elle aussi…

— Comment es-tu venue ici tout de suite ?… Tu connaissais donc l’endroit ?

— Oh ! il n’était pas difficile à trouver après tout ce que m’en avait dit Thérèse… et puis, ajouta-t-elle, après une seconde d’hésitation, je puis bien t’avouer maintenant qu’une fois, sans rien dire à qui que ce soit, pas même à Thérèse, je suis venue en me cachant jusqu’à la petite maison d’en face…

— Tu as fait cela, toi ? c’est assez singulier ! émit Rouletabille d’une voix sourde… Tu as bien fait de ne pas m’en parler ! Je t’aurais sérieusement blâmée…

Elle regarda Rouletabille ; puis nous poussa dans une petite pièce qui prenait jour sur une cour intérieure. Quand elle en eut fermé la porte :

— Évidemment ce n’était pas ma place, mais Thérèse m’effrayait de plus en plus, j’avais entendu dire des choses du prince Henri qui m’épouvantaient…

Tu voulais sauver Roland toi aussi !

— Peut-être ! Mais je crois bien que c’est la pensée du malheur de Thérèse qui m’a surtout guidée alors… répliqua-t-elle sur un ton d’une tristesse infinie… je voulais avoir un entretien avec cette femme de marin que je croyais au courant de tout… Elle allait peut-être m’apprendre des choses qui eussent pu être utiles à tout le monde… mais je n’ai pu rien en tirer… si elle sait quelque chose, Thérèse doit la payer cher… Et puis cette femme dit sans doute la vérité… Elle fait des ménages en ville et est rarement chez elle. Thérèse avait une clef et entrait dans cette maison, en sortait comme elle voulait. Au fait, cette personne, Mme Merlin, était absente au moment du drame et n’a pu donner aucun renseignement.

— Comment connais-tu les détails du drame ?

— Mais par Roland qui m’a tout raconté… et par un témoin, un agent de la police locale qui se trouvait sur les lieux… Enfin Thérèse a pu prononcer quelques paroles qui nous ont fixés définitivement… Roland m’a dit qu’il se trouvait dans une pièce du rez-de-chaussée avec Théodora Luigi quand ils avaient entendu des cris au dehors… d’abord il n’avait pas reconnu la voix de sa femme. Et puis une clameur distincte et toute proche : « À l’assassin ! Roland ! Roland ! » Cette fois, il avait reconnu la voix de Thérèse ! Il ne s’étonna point qu’elle l’eût suivi jusqu’ici… car il connaissait ses transes et savait ce qu’elle était capable de faire pour le sauver… D’autre part, comme Théodora venait de lui avouer que le valet de chambre du prince n’avait point trouvé son maître, le matin même, dans sa chambre et que l’on ne savait ce qu’il était devenu il ne douta point que sa femme ne fût aux prises avec ce fou !… Théodora non plus n’en douta point ; mais cette même pensée qu’ils avaient tous deux se traduisait chez l’un et chez l’autre par des gestes différents : Roland se précipitait sur la porte du vestibule ; mais Théodora le retenait de toutes ses forces. Cependant, l’ayant secouée brutalement, il ouvrit et ils se trouvèrent en face du corps de Thérèse étendu au travers du seuil !…

— La malheureuse ! elle leur a donné sa vie ! m’écriai-je.

— C’est une femme qui sait aimer ! exprima Ivana d’une voix profonde… moi je ne saurais pas !… j’aurais pris la vie de quelqu’un, je n’aurais pas donné la mienne ! Roland a juré de la sauver et de vivre à genoux devant elle ! Il le peut !

— Parle-moi de l’agent ! commanda Rouletabille qui n’aimait point les digressions sentimentales…

— Il s’en est fallu de quelques secondes qu’il sauvât Thérèse de ce fou !… Quand Roland ouvrit la porte, un agent en bourgeois de la police locale, un nommé Michel était déjà penché sur Thérèse. Cet agent veillait sur la villa. Il avait été requis et était payé par Théodora qui en était arrivée à tout craindre du prince mais ne voulait point s’en aller sans avoir revu Roland. Roland m’a confié que la passion de cette femme pour lui avait augmenté en raison même de ce que la sienne diminuait, car elle s’était aperçu de sa lassi-