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LE CRIME DE ROULETABILLE
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faire avait éclaté, le comte de Mornac lui avait donné à lire une lettre qu’il venait de recevoir de Paris de sa vieille amie Mme de Lens, qui était une intime de Thérèse et à laquelle cette dernière avait écrit l’avant-veille qu’elle s’attendait à tout et à quelque chose de pire encore. Mme de Lens écrivait au comte qu’elle ne pouvait lui en dire davantage dans une lettre et que, du reste, elle espérait bien que Thérèse se trompait et que ses horribles pronostics ne seraient point réalisés.

Je n’attachai, quant à moi, aucune importance à cette conversation avec le petit Ramel, mais on verra plus tard que Rouletabille ne l’avait pas oubliée.

Au Havre, Ramel ne voulait pas nous lâcher, et mon ami dut lui faire comprendre qu’en ce qui le concernait, lui, Rouletabille, il n’était conduit sur les lieux que par son amitié pour les Boulenger de qui il était l’hôte ; en raison de quoi il serait obligé à Ramel de mener son enquête journalistique tout à fait en dehors de lui.

Nous eûmes la chance de trouver tout de suite une auto et, semant le Ramel, nous nous fîmes conduire en grande vitesse à Sainte-Adresse.

Nous dûmes descendre avant la « villa Fleurie » (c’était le nom de cette fatale demeure) à cause du service d’ordre. Il y avait là beaucoup de monde.

Nous nous trouvions tout à fait à l’extrémité de Sainte-Adresse sur le haut de la falaise, devant une maisonnette basse, toute en rez-de-chaussée qui était habitée — nous apprîmes ces détails, quelques instants plus tard — par la femme de ménage de la villa dont Thérèse avait parlé à Ivana. Cette femme cachait Thérèse chez elle quand la malheureuse venait au Havre. De là, celle-ci pouvait surveiller la villa Fleurie dont nous apercevions le visage de bois, les fenêtres closes… Quelles heures Madame Boulenger avait dû passer derrière les petits rideaux blancs de cette maisonnette de matelot, en face de ces murs derrière lesquels il y avait de la volupté et de la mort !

Mais nous fendions la foule. Rouletabille eut la chance de tomber sur un inspecteur de la Sûreté de Paris, M. Tamar, qui le reconnut et facilita notre passage. Dans le moment, nous ne nous étonnâmes point de trouver déjà sur les lieux un représentant de la police de Paris. Du reste il me semblait bien avoir déjà vu cette figure au Casino de Deauville, le soir où Théodora Luigi y avait fait une apparition avec le prince Henri. Encore un détail qui devait avoir plus tard son importance, mais vous pensez bien qu’alors nous n’avions qu’une hâte, qu’un désir, qu’une angoisse, savoir si Thérèse était encore vivante et cet homme n’en savait pas plus long que nous à ce sujet. Il revenait de l’hôtel Frascati où il s’était occupé de faire porter le corps du prince. Nous pénétrâmes dans la villa avec lui et la première personne que nous aperçûmes traversant un corridor fût… Ivana !

Aussitôt qu’elle nous vit, elle s’arrêta. Sa figure était bien belle dans sa douleur. Elle prononça d’une voix basse, déchirée :

— Eh bien ! mes pauvres amis, qu’est-ce que je vous avais dit ?

— Mais est-elle morte, est-elle vivante ?…

— Elle vit et Roland la sauvera !… Nous pouvons maintenant en avoir le ferme espoir !…

— Dieu soit loué ! soupirai-je… peut-on la voir ?

— Je crois qu’elle sera très heureuse de vous voir… Elle s’est inquiétée de vous… Vous entrerez et sortirez presque aussitôt… ne la faites pas parler !

— Un instant ! fit Rouletabille… où ? quand ? comment a-t-elle été frappée ?… quelles blessures ?…

— Voyons la d’abord ! déclarai-je avec un peu d’impatience.

— Nous la verrons ensuite… répliqua Rouletabille très froid et très calme.

Ivana connaissait son Rouletabille. Elle savait qu’il fallait en passer, quand il prenait ce ton, par où il voulait.

— Elle a été frappée par deux balles, commença-t-elle. La première, entrée à la hauteur du cœur a rencontré heureusement le sternum sur lequel elle a glissé et elle est sortie en remontant à la hauteur de la clavicule. La seconde a pénétré dans la poitrine, au-dessus du foie, mais Roland croit pouvoir affirmer qu’aucun organe important n’a été lésé… Il a procédé à l’extraction de la balle ; Thérèse a subi avec un grand courage l’opération qui s’est achevée sans complication. Vous voyez que rien n’est perdu. Maintenant voilà ce que l’on sait du crime…

Rouletabille l’interrompit et lui dit brusquement :

— Tu as pris le bateau de trois heures ?

— Oui ! Ne m’en veux pas… j’étais