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JE SAIS TOUT

Ivana tourna sur lui des yeux sombres et pleins de larmes.

— Oh ! Zo ! tu oublies tout ce que j’ai souffert pour toi !…

Il eut les yeux humides à son tour… et je murmurai en les prenant tous deux par un bras :

— Peut-on se déchirer ainsi quand on s’aime !

— Sainclair est celui qui a le plus souffert de nous tous et c’est encore lui qui est resté le meilleur… dit Rouletabille…

— Oh ! moi, fis-je, je ne compte pas… un pauvre petit divorce bien banal…

— Oui, toi, si tu as pleuré, il n’y a que ton papier timbré qui l’a su… Tu es plus grand que nous tous, Sainclair ! Allons déjeuner au Normandy !

Le déjeuner ne fut pas folâtre, comme on le pense bien. Ivana était inquiète et répétait : « Je n’aurais pas dû la laisser partir seule », ce qui continuait à horripiler Rouletabille. Au dessert, nous ne pûmes éviter le petit Ramel de Dramatica qui passait entre les tables, serrant les mains, recueillant les potins.

— Comment va la tuberculose des poules ? nous demanda-t-il…

Je pus croire que Rouletabille allait lui flanquer des gifles. Mais l’autre continua sans les attendre :

— Vous savez la dernière nouvelle ? Le prince Henri devient fou. On va peut-être être obligé de l’enfermer. En tous cas, il nous quitte ou plutôt sa Théodora l’emmène on ne sait où. Le départ est commandé pour demain à Frascati.

Là-dessus il nous quitta.

— Tout devient clair ! fis-je et il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler ; au contraire ! Roland aura reçu de Théodora ce matin la nouvelle de son brusque départ et il est allé lui dire un dernier adieu.

— C’est bien possible ! exprima Rouletabille avec indifférence.

Après déjeuner Ivana qui avait à peine prononcé quelques paroles en dehors de son refrain : « je n’aurais pas dû la laisser partir seule » nous quitta sous je ne sais quel prétexte. Nous allâmes, Rouletabille et moi, faire un tour dans la campagne d’où nous revînmes vers les cinq heures. En passant devant la Potinière, nous fûmes surpris de l’agitation qui y régnait,

— Aussitôt qu’on nous aperçut, plusieurs personnes se levèrent et nous entourèrent. On nous croyait au courant de l’affreux événement et nous eûmes quelque mal à démêler tout de suite les faits qui provoquaient une telle émotion. La nouvelle du drame était arrivée par un coup de téléphone adressé du Havre au comte de Mornac et voici que ce nous apprîmes : Le prince Henri II d’Albanie, après avoir essayé d’atteindre Roland Boulenger et Théodora Luigi enfermés dans une villa de Sainte-Adresse avait abattu à coups de revolver Mme Boulenger qui se trouvant non loin de là et l’ayant aperçu, s’était précipitée pour lui barrer le chemin. Après quoi, il était allé se jeter du haut de la falaise. On venait de rapporter son corps dans une dépendance de l’Hôtel Frascati…

Mme Boulenger était-elle morte ou vivante ? voilà ce que l’on ne put nous dire.

Je vous fais grâce de tous les commentaires dont on accompagnait cette tragédie et de toutes les folies qui se débitaient autour des tables. Nous avions encore un bateau pour nous rendre au Havre, le dernier de la journée, mais il fallait nous presser. Nous nous jetâmes dans une voilure et c’est tout juste si nous ne le manquâmes point. Nous n’avions pris que le temps de faire prévenir Ivana des événements et de notre départ par un ami des Boulenger qui se trouvait là.

— Quel coup pour Ivana ! me fit Rouletabille qui ne pouvait retenir ses larmes. C’est inouï, exprima-t-il, ce que nous sommes peu de chose auprès des femmes. Elles sentent, elles devinent, elles touchent avec leur merveilleux instinct la forme des minutes à venir qui restent obscures pour les plus forts et les plus malins d’entre nous. L’agitation d’Ivana nous paraissait pendant le déjeuner anormale, presque ridicule. Elle voyait déjà ce que nous venons d’apprendre et ce qui n’était encore pour notre misérable intelligence de mathématiciens, qui enferme tout dans des formules sans issue, qu’une image future, c’est-à-dire rien ! moins que rien… une idée de femme !…

Sur le bateau, nous nous trouvâmes avec le petit Ramel de Dramatica qui allait au Havre dans le dessein tout naturel d’y trouver les éléments d’un sensationnel reportage. Il nous dit que ce drame ne surprenait personne, mais qu’aucun personnage n’y était plus préparé que la victime elle-même.

Et il nous confia que, quelques minutes auparavant, à la Potinière, quand l’af-