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JE SAIS TOUT

fit-il ; tu étais déjà montée dans ta chambre. Sainclair et moi nous finissions de fumer un cigare dans le jardin… puis nous nous sommes séparés pour regagner chacun notre appartement… au coin du couloir, je vis passer comme une folle Mme Boulenger qui sortait de la chambre de son mari et qui rentrait dans la sienne. Elle était dans un grand désordre, les cheveux sur le dos, la gorge découverte et dans un déshabillé magnifique…

— Oui !… eh bien, il venait de la mettre à la porte !…

— La pauvre femme ! fis-je..… elle s’était faite belle. Avez-vous remarqué que, depuis quelques jours, Thérèse se parfume d’une façon extravagante ?…

— C’est touchant !… dit Rouletabille.

— Comment se fait-il demanda Ivana à Rouletabille qu’en rentrant chez moi, tu ne m’aies point parlé de cette rencontre avec Thérèse dans le couloir ?

— Parce que, entendant toute la journée parler de cette histoire, je suis trop heureux, quand je pénètre chez moi, d’oublier et Thérèse et Théodora Luigi… et même Roland Boulenger !…

Ceci avait été dit d’un ton si net que nous restâmes un instant interdits, Ivana et moi.

— C’est un reproche ? releva Ivana, d’une voix calme mais un peu tremblante… Mon Dieu ! fit-elle en nous quittant que les hommes sont égoïstes… et méchants !

Rouletabille voulut la rappeler mais elle secoua la tête et continua tranquillement de s’éloigner.

— Non ! non ! fit-elle encore, j’ai compris !

Les événements se précipitèrent. Un jour Thérèse nous apprit que le prince était sorti de son hôtel, avec son secrétaire et qu’il avait fait une promenade en voiture du côté de Sainte-Adresse, mais on avait dû le rentrer presqu’aussitôt chez lui, car il était défaillant… Théodora Luigi en rentrant à Frascati, l’avait vivement réprimandé de cette incartade. Les médecins s’étaient joints à elle. Il avait promis d’être plus raisonnable…

— Cela ne fait pas de doute qu’il les cherche !… cette promenade du côté de Sainte-Adresse… Il doit être renseigné ! nous dit-elle… Nous allons assister à quelque chose d’affreux !

Et elle se prit la tête dans les mains.

— Mais il faudrait prévenir Roland ! dis-je.

— Sainclair je compte sur vous !… (elle n’osait plus rien demander à Rouletabille et, depuis la petite scène de l’autre jour, Ivana de son côté s’était comme enfermée en elle-même nous laissant dire, se mêlant peu à nos propos)… Prévenez-le, continua Thérèse… moi, je ne le puis, sans avouer que je les espionne, ce qui le mettrait en fureur…

Le soir même, j’eus une courte entrevue avec Roland. Je pris toutes les précautions possibles en abordant un pareil sujet… Il sourit, me remercia et me demanda comment je connaissais tous ces détails… Je lui répondis que l’on s’occupait beaucoup du prince et de Théodora Luigi au Casino et que j’avais surpris des propos.

— C’est ma femme qui vous a renseigné… me dit-il, en accusant son sourire… je sais qu’elle nous fait surveiller…

— Vous ne lui en voudrez pas !… Elle vit dans la terreur d’une catastrophe…

— Bonne Thérèse ! dit-il… Rassurez-la et dites-lui que ses tourments vont prendre fin… je le lui ai dit déjà plusieurs fois… mais elle ne veut pas me croire… Le prince va mieux, et j’en suis enchanté, oui, je serai heureux de les voir partir tous les deux… et ce sera bientôt !

— Vous me permettez de répéter tout cela à votre femme ? Elle sera si heureuse !

— Comment donc ! Mais elle ne vous croira pas… Elle est têtue comme une mule, ma bonne Thérèse !…

— Elle ne vit que pour vous ! dis-je… Soyez prudent ! S’il vous arrivait quelque malheur, elle en mourrait !…

— J’en suis persuadé, dit-il… je vous promets d’être prudent… et pour elle… et pour moi !… Diantre ! je tiens encore à la vie !…

Il avait raison. Mme Boulenger eut un triste sourire quand je lui répétai les paroles de Roland. Elle ne croyait plus en ses promesses. Tout de même elle put constater le lendemain que Roland fut assez prudent pour ne pas retourner au Havre… Il resta presque toute la journée avec nous et se montra gai comme les premiers jours. Il taquina Ivana qui fut assez maussade, ce qui parut le surprendre outre mesure.

— Nous ne sommes plus amis ? demanda-t-il.

— Je vous répondrai quand nous nous remettrons au travail ! lui dit-elle.

— Eh bien ! faisons la paix tout de suite ! car nous travaillerons dès demain