Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE CRIME DE ROULETABILLE
1309

trés. Si tu es fermement résolu à avoir une explication avec Ivana, que ce soit de sang-froid et que Roland ne le soupçonne même pas. Au fond, ta femme n’use que de la liberté que tu lui as laissée… N’oublie pas que tu es un peu coupable dans tout ceci…

— Je te remercie, fit-il en me serrant la main.

Comme nous passions près du couple, Roland, d’un signe, nous désigna la table où nous devions souper et nous nous assîmes. Je trouvais ce tango un peu long. Des gouttes de sueur perlaient au front de Rouletabille. Si chaste que puisse être dansée cette danse — Ivana la dansait comme une jeune fille — elle a des frôlements d’une lenteur qui apparaissent plus voluptueux que la valse la plus enivrante. Roland et Ivana étaient le point de mire de tous les yeux. Les danseurs de tango étaient rares, ou du moins les autres s’étaient effacés devant le succès du couple. Le nom de Roland Boulenger était sur toutes les lèvres et de table à table on se demandait : avec qui danse-t-il ?

— Avec ma femme ! finit par répondre Rouletabille agacé. Quand ils vinrent s’asseoir, une rumeur d’admiration les suivit et on entendit quelques bravos. Ivana était toute rose.

— Mes compliments ! fit Rouletabille, quel succès !

À ce moment, chacun se retourna vers l’entrée à laquelle Roland Boulenger tournait le dos.

— Le prince Henri et la Théodora ! dit quelqu’un.

Roland ne fut pas maître de son mouvement. Il se retourna tout d’une pièce. Un groupe pénétrait dans la salle. En tête s’avançait Théodora Luigi bavardant avec un jeune homme de la suite du prince. Puis venaient le prince et quelques autres personnes.

Cette courtisane marchait comme une reine. On ne regarda plus qu’elle. Tout à l’heure la grâce d’Ivana avait soulevé d’aimables murmures. Maintenant c’était le silence, une muette admiration devant la beauté, la redoutable beauté. Elle était haute et droite dans le lourd brocart d’une robe d’un bleu glacial balafré d’arabesques d’or. Le décolleté, d’une audace merveilleuse, était coupé par une riche broderie or et rubis. Et l’or continuait à se mêler à la chair, à fusionner avec elle dans d’originales bretelles qui retenaient le peu d’étoffe constituant le corsage, si peu d’étoffe… La jambe était gantée de soie bleue, le pied monté sur un cothurne d’or à talon écarlate. L’une des chevilles était cerclée d’un anneau d’esclavage en forme de serpent qui tordait sa tête de diamant et ses yeux de rubis vers la hautaine majesté qui le traînait dans ses pas… Cette reine des sombres voluptés avait les yeux écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long et immobile de biche, infiniment aristocratique. Ses cheveux tirés en arrière découvrant un front de marbre, étaient emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Des perles partout, s’égouttaient aux oreilles, sur sa poitrine, aux mailles de sa robe…

Roland avait repris sa position première mais, tout en lui tournant le dos il ne voyait plus que Théodora. Ivana parla, dit une banalité sur le prince. Roland ne l’entendit pas. Rouletabille me montra la main du professeur qui tenait un couteau à fruits. Elle tremblait.

La musique reprit un « one step ». Roland se leva, comme sortant d’un rêve et prit la main d’Ivana :

— Allons ! fit-il.

Ivana se leva, heureuse de toute évidence qu’il pensât danser encore avec elle quand l’autre était là.

Ils dansèrent donc et Théodora aussi dansait, avec le jeune attaché.

Henri II d’Albanie se leva, allant faire un tour avec un de ses compagnons dans la salle de jeu. C’était un homme d’une quarantaine d’années, déjà courbé par les excès, plus encore pensai-je que par les malheurs de sa patrie. On lui prêtait de grands désordres et une sombre neurasthénie.

Je reportai mes yeux sur Roland Boulenger. Tout en dansant avec Ivana, à laquelle il ne parlait plus, il ne regardait que Théodora. Celle-ci, en passant près de lui, lui sourit et lui fit un signe. Ivana se trouva soudain fatiguée et Roland la reconduisit à sa place. Elle était un peu pâle et se mordait la lèvre inférieure…

Le professeur était resté debout et, tout à coup, Théodora en passant près de lui, lâcha son danseur et tendit les bras vers lui. Il ne pouvait résister. Il n’y pensa même pas. Et ils ne s’occupèrent plus de rien que d’eux-mêmes. Ils ne cessaient de bavarder en riant, tout en faisant machinalement les mouvements de cette danse sournoise.

Quand la musique s’arrêta, Roland