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LE CRIME

DE ROULETABILLE

I

Rouletabille et le Sphinx


Avec quelle émotion nouvelle, à plus de dix ans de distance, moi, Sainclair, je reprends une plume qui a tracé le sensationnel « rapport » du « mystère de la Chambre Jaune » et les premiers hauts faits du jeune reporter de l’Époque, pour faire connaître, dans ses détails insoupçonnés, cette affaire retentissante dite : « Le Crime de Rouletabille », sombre tragédie où roulent d’effroyables ténèbres et sur le seuil de laquelle apparaît le doux monstre à tête de sphinx : l’éternel féminin !… Pauvre Rouletabille ! Lui, à qui aucun problème jusqu’alors n’avait résisté ; lui, dont l’intelligence avait sondé tous les abîmes ouverts devant la Raison, je l’ai vu, un instant, frissonner, éperdu devant deux yeux de femme comme devant le chaos !…

On a relaté d’autre part[1] le drame bulgare au milieu duquel le jeune reporter était allé chercher celle qui devait devenir sa femme et qu’il avait vue pour la première fois dans la salle de garde de la Pitié, car Ivana était venue toute jeune à Paris pour y étudier la médecine.

Cette Ivana Vilitchkov, d’une étrange beauté, appartenait à l’une des plus illustres familles de Sofia, qui avait été mêlée, de façon atroce aux malheurs tragiques de Stamboulof et de ses amis. Tous ces incidents sont connus. Tous les journaux ont reproduit le récit des scènes sanglantes qui, en marge du conflit des Balkans, avaient été comme le sinistre prologue d’une radieuse union consacrée à la Madeleine au milieu du Tout Paris.

Après a grande guerre, Ivana s’était remise à ses travaux de médecine et de laboratoire. On peut dire qu’elle avait tout quitté pour se consacrer entièrement à l’Institut Roland Boulenger. À mes yeux, c’était un désastre et la faute en avait été pour beaucoup à Rouletabille qui, écœuré de la mauvaise foi avec laquelle tout ce qui était officiel essayait d’étouffer les efforts d’un homme que l’École et l’Académie affectaient de traiter comme un charlatan, se laissa trop facilement convaincre par Ivana, qui avait épousé la querelle du célèbre praticien. Vous connaissez notre Rouletabille ! Il ne se donne pas à moitié. Ses articles mirent le feu aux poudres. Il affirmait audacieusement que la méthode de travail de Roland Boulenger triomphait déjà en Amérique et il faisait prévoir que, pour peu que la France se montrât, une fois de plus, ingrate envers l’un de ses enfants, celui-ci aussi fuirait pour s’exiler comme tant d’autres, irait porter son « génie » à l’étranger.

En réalité, Roland Boulenger a-t-il eu du génie ? Nous le saurons peut-être prochainement. Je l’ai toujours cru un peu « faiseur ». Assurément il ne savait point être simple. Il était trop bel homme et avait la parole trop fleurie. Son charme était certain. Les femmes en raffolaient et ses conférences auxquelles elles ne comprenaient rien étaient le rendez-vous des élégantes, comme au temps de Caro. Avec cela, il était très mondain, ce qui ne l’empêchait pas de travailler douze heures par jour. Son esprit d’invention se répan-

  1. Le Château noir et Les Étranges Noces de Rouletabille.