Page:Leroux - Le Crime de Rouletabille, 1921.djvu/13

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LE CRIME DE ROULETABILLE
1301

Les deux femmes nous mirent à la porte et nous allâmes, Rouletabille et moi, nous habiller, chacun dans notre chambre, sans plus nous dire un mot.

Tout cela devenait bien grave et j’en avais le frisson. Je fus le premier descendu au salon. Roland Boulenger survint. Il paraissait plein d’entrain et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Il était vraiment beau, d’une beauté mâle, intelligente et pleine d’une forte séduction. Je l’enviai. Celui-là faisait souffrir les femmes. Il nous vengeait. Certes, il faisait des victimes innocentes, mais est-ce que le plus souvent, nous ne sommes pas des victimes innocentes, nous aussi ?… Enfin, je parle pour moi !…

Ivana parut, suivie de Mme Boulenger. En vérité, elle était adorable ! Je dois dire de suite que sa toilette ne rappelait en rien celle que j’avais louée précédemment pour sa décence et son élégante modestie… Tout de même par ces temps de décolletage à outrance, elle ne choquait point, tout en ne laissant pas grand’chose à deviner d’un buste charmant, ferme et délicat. Des bretelles de roses soutenaient un fourreau de gaze d’argent et se prolongeaient jusqu’au bas de la robe qui moulait des formes jeunes au rythme parfait.

— Dieu ! que vous êtes jolie ! s’exclama Roland Boulenger en faisant quelques pas au-devant d’elle et en lui baisant la main.

— N’est-ce pas ? appuya Thérèse qui paraissait ravie et qui faisait valoir Ivana avec une émotion égale à celle de l’artiste qui exhibe l’œuvre sortie de ses mains créatrices.

— Mes compliments ! prononça Rouletabille derrière nous, je ne te connaissais pas cette robe, Ivana.

— C’est une surprise que nous avons voulu te faire, Thérèse et moi ! expliqua Ivana avec un calme sourire. Nous l’avons commandée ensemble… Je suis heureuse qu’elle te plaise…

On passa à table. Alors on s’aperçut que Mme Boulenger ne s’était point habillée pour la soirée. Son mari s’en étonna. Elle prétexta une grande fatigue. Roland n’insista point, la pensée à tout autre chose qu’à sa femme. Il se montra d’une jeunesse étonnante, séduisant, beau diseur, un rien mystificateur avec une facilité d’improvisation éblouissante.

Ivana lui donnait coquettement la réplique en l’admirant ostensiblement. Tout en elle lui disait : je t’admire ! Ses regards, son geste penché, son attention dévote disaient cela et bien autre chose et si cette femme n’aimait pas cet homme, il y avait là un mensonge sacré et si elle l’aimait, à l’abri d’une si prodigieuse comédie, c’était le démon !…

Mme Boulenger respirait une rose thé qui semblait contenir de la tristesse. Rouletabille, silencieux, avait une figure contractée de passion. Il souffrait. Ah ! il souffrait, le malheureux ! Tout à coup Ivana s’en aperçut et elle ne dit plus rien. Elle avait pâli… L’autre parlait toujours !… Jamais je n’avais eu une telle preuve vivante de l’amour d’Ivana pour son mari. Elle était triste, elle aussi, maintenant.

— Mon Dieu ! me glissa Thérèse, si elle continue à faire cette tête-là, tout est perdu !…

Rouletabille entendit-il cette phrase ?… Il changea immédiatement d’’attitude, se montra à son tour plein d’entrain et regardant sa femme, sembla lui demander pardon… Ah ! il était bien brave ou bien lâche !… auprès de la femme aimée, les mots ne signifient plus rien, rien que ceci : fais ce que tu veux ! je t’aime et j’ai confiance en toi !…

Elle le remercia d’un regard chargé d’amour et recommença son terrible jeu…

Quand nous nous levâmes de table, Mme Boulenger dit à mi-voix à Ivana en rectifiant un pli de sa toilette : « Je te remercie, ma chérie ! »

On ne s’attarda point. Roland savait ce qu’il voulait. Il voulait être le plus tôt possible au Casino. Il pensait sans doute que Théodora avait dû y diner. Mais ceci ne l’empêcha point dans l’auto de serrer tendrement la main d’Ivana pendant que Rouletabille descendait de voiture et que je ramassais une écharpe : « Voilà une petite partie de cache-cache qui finira par des coups de revolver ! » pensai-je… Hélas ! je ne croyais pas si bien penser.

Nous parcourûmes les salles de jeu. Pas de Théodora Luigi… pas de prince d’Albanie… Rouletabille, comme il lui arrivait souvent, avait disparu sans rien dire… Roland avait l’air déçu… Ivana se mit à rire.

— Elle n’est pas là ! lui dit-elle en le regardant bien en face, voulez-vous que l’on rentre ?

Il resta quelques secondes sans répondre, puis il lui dit, très grave :

— Vous vous moquez de moi et vous