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JE SAIS TOUT

ter, en examinant son bureau, ses papiers, qu’il n’avait pas écrit une ligne. En revanche, il a consumé une boîte d’égyptiennes dont j’ai retrouvé les bouts brûlés partout, sur le tapis, sous les meubles… À cinq heures, il a commandé qu’on lui sellât son cheval et il est parti seul, je ne sais où, sans plus se préoccuper de nous que si nous n’existions pas !… n’est-ce pas, Ivana ?…

Ivana que je ne quittai point des yeux, ne répondit rien et haussa tristement les épaules comme si elle compatissait à une peine pour laquelle elle ne pouvait plus rien… cependant je la trouvai un peu pâle…

Thérèse continuait :

— Quand il est rentré tout à l’heure, il nous a dit de nous habiller, que nous irions ce soir au Casino où il doit y avoir une fête éclatante dont on parle depuis huit jours, et à laquelle il était entendu que nous ne mettrions point les pieds à cause de la cohue. Mais voilà, il a changé d’avis : Théodora Luigi y sera !… Ah ! je m’attendais bien à ce qu’elle le poursuivit jusqu’ici, quoique mes renseignements me donnaient quelque espérance : la présence nécessaire à Paris d’Henri II d’Albanie et la jalousie du prince qui n’admet point qu’elle le quitte un instant.

— Eh bien, mais voilà une garantie ! fis-je.

— Vous ne connaissez point les femmes, éclata Thérèse.

— Hélas, si, Madame !…

— Mon pauvre ami, je vous demande pardon !… Vous avez été bien malheureux, vous aussi… vous me comprendrez ! C’est vrai qu’il y a des femmes abominables !… et elles disent qu’elles aiment ! Elles appellent ça de l’amour !… Et elles apportent avec elles la mort !… Elles la traînent dans les plis de leurs jupes… Et ce sont ces femmes fatales auxquelles vous ne résistez pas, vous, les hommes !… tandis que vous détournez votre visage d’un honnête sourire… Ma pauvre Ivana, je n’avais plus confiance qu’en toi ! qu’allons-nous devenir ?…

— Mon Dieu, fis-je, je comprends votre douleur, madame, mais peut-être n’y a-t-il point lieu de se livrer à un si grand désespoir. Henri II est jaloux !… Henri II va quitter bientôt la France… Le mal ne pourra être que passager… même si les deux personnages qui nous préoccupent parviennent à se joindre… ce ne sera pas pour longtemps !… Remarquez que je ne vous parlerais pas ainsi si je ne vous connaissais point suffisamment pour savoir que votre amour est au-dessus des jalousies vulgaires…

Mais je m’arrêtai. Thérèse pleurait. Ivana s’en fut l’embrasser et Rouletabille et moi-même nous lui offrîmes nos consolations… Tout en continuant de pleurer silencieusement, elle tira un papier de sa poche : « Lisez ceci, fit-elle dans ses larmes… alors vous comprendrez… c’est une lettre qu’un chasseur du Royal a apportée tout à l’heure pour Roland. J’avais pris mes précautions avec mon concierge. Voilà où j’en suis descendue ! »

Nous lûmes : « Mon cher Roland, j’ai pu l’amener ici. J’ai eu à cela toutes les peines du monde. Quelqu’un l’a mis au courant de notre belle aventure. Il est horriblement jaloux. Il m’ennuie. Je ne pense qu’à toi, qu’à nos amours. Ton esprit, tes sens, ton imagination m’ont fait gravir des sommets que je ne retrouverai jamais qu’avec toi ! Le reste n’est que ténèbres. Le doux poison sans toi est plat. Rappelle-toi ! rappelle-toi ! Ah ! si tu voulais !… Je ne te demande pas grand chose… je sais que ta vie appartient à d’autres, à tous les autres !… mais laisse reposer ton génie deux mois… seulement deux mois… Je ne te demande que deux mois de ta vie… nous abandonnerons tout pour être l’un à l’autre, loin du monde entier, deux mois !… Fuyons ! Veux-tu ? Je serai ce soir au Casino… Ta Dora. »

Mme Boulenger remit la lettre dans sa poche en éclatant en sanglots : « Vous voyez !… Nous savons ce que c’est que ces deux mois… et son poison !… Ah ! si elle me le reprend, c’est fini ! Elle me le tuera !… sans cela, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse à moi… elle ou une autre… tout m’est égal à moi pourvu qu’il vive ! qu’il vive !… »

Ma foi nous pleurions tous. Tout à coup Ivana se redressa et d’un air déterminé déclara que la partie n’était pas perdue et qu’après tout, cette Théodora Luigi n’était peut-être point invincible. Elle releva Thérèse et lui dit en l’embrassant :

— Allons ! du courage ! et fais-moi belle… bien belle !…

Ses yeux brillaient… Le sang, maintenant, affluait à ses joues tout à l’heure si pâles. Une étrange confiance en elle émanait de tout son être qui semblait rayonner. Nous fûmes frappés de sa subite beauté. Je me retournai vers Rouletabille qui se tenait muet et pâle dans un coin.