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LE CRIME DE ROULETABILLE
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fais-moi un signe ! et nous partons tout de suite ! et Roland Boulenger ne me reverra jamais !

— N’attends donc pas ! répliquai-je à Rouletabille, n’attends donc pas d’avoir le moindre soupçon et fais-lui le signe tout de suite !

— Oui ! mais elle sera sûre alors que le soupçon, je l’ai eu !… et cela, elle ne me le pardonnera jamais !…

— Oh ! les femmes ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier avec une certaine admiration… qu’est-ce que nous sommes auprès des femmes… En somme, résumons : si tu m’as fait venir ici, c’est moins pour que je te tranquillise, que dans le dessein que tu avais de me tranquilliser…

— Ne raille pas ! supplia Rouletabille d’une voix soudain redevenue très grave…

Il m’avait repris le bras et me le serrait avec une tendresse de frère… Je t’ai fait venir parce que j’ai voulu que tu sois au courant… et puis parce que j’avais besoin d’avoir près de moi un ami… Non, ne raille pas… car, au fond, vois-tu, je suis triste !… je suis triste sans savoir pourquoi… car enfin je ne doute pas d’Ivana… Dans cette affaire, je me suis fait son complice et celui de Mme Boulenger… et je devrais en rire. Eh bien ! je ne ris pas !… Ivana, elle, rit ! Et c’est peut-être parce qu’elle rit, vois-tu, que je suis triste… Elle rit avec Boulenger… Elle sourit même à Boulenger, ce qui est pire !… je ne me serais jamais imaginé qu’un homme pût — je ne dis pas souffrir… en tous cas je ne me l’avoue pas encore — mais être aussi désemparé devant le sourire de la femme qu’il aime, quand ce sourire s’adresse à un autre homme… Alors ! Je ne sais plus… j’ai le cerveau en miettes… je ne puis plus raisonner !… Je te parlais tout à l’heure de la terrible aventure de nos fiançailles… dont je ne me suis tiré que par le raisonnement… Eh bien ! je crois que cela ne m’a été possible que parce que je ne me suis trouvé aux prises qu’avec des faits brutaux qu’il m’a été loisible de tourner et de retourner sur toutes leurs faces… mais si j’avais vu Ivana sourire à Gaulow comme je l’ai vue sourire à… à Roland Boulenger… je ne sais pas, non, je ne sais pas si j’aurais pu mettre bout à bout deux idées !…

— Tu en es là et vous restez ! m’écriai-je.

— Eh oui, car je ne veux pas perdre Ivana !… je dompte une jalousie stupide, indigne d’elle… et indigne de moi !… Si tu savais comme elle m’aime !… Tous les sentiments qui m’agitent et dont je te fais part, je les trouve ridicules, odieux, lorsque, sa journée de comédie terminée, elle me presse sur son cœur !…

— Bien ! bien ! fis-je… et je l’embrassai… Au fond il ne m’avait fait venir que pour cela… Avoir mon affection près de lui… Il n’y avait plus rien à lui dire…

Quand nous rentrâmes aux « Chaumes », nous trouvâmes Mme Boulenger qui nous guettait… La pauvre femme était affolée : « Théodora Luigi est ici » ! nous dit-elle.


V

Théodora Luigi


Elle nous suivit jusque dans l’appartement des Rouletabille où nous trouvâmes Ivana également inquiète. J’observai bien la femme de mon ami sans en avoir l’air. Certes ! elle n’était point dans cet état de fièvre qui faisait trembler Thérèse, mais, sous des dehors qui affectaient le calme, je démêlai facilement un trouble que je ne lui avais point vu les journées précédentes.

Que le même tourment possédât la femme de Roland Boulenger et la femme de Rouletabille au regard du professeur et de ses frasques amoureuses, je ne pus m’empêcher de trouver la chose assez curieuse en dépit de tout ce que m’avait raconté mon ami. Rouletabille avertit ces dames que je savais tout et prit sur lui d’annoncer que j’entrais dans le complot. Il souriait et parlait d’un air dégagé qui me faisait de la peine, à moi qui n’ignorais plus l’anxiété de son cœur.

— Ne plaisante pas, Zo ! pria Ivana, d’une voix grave, regarde notre pauvre Thérèse…

Le fait est que « notre pauvre Thérèse » tombée au fond d’une bergère, nous montrait une bien « pauvre » figure.

— Elle est ici et il le sait ! gémit-elle. Et, depuis qu’il le sait, il lui a été impossible de travailler. C’est une feuille du pays qui lui a appris l’arrivée de Théodora Luigi à Deauville. Il est allé, après déjeuner, s’enfermer dans son cabinet dont il nous a consigné la porte, à Ivana et à moi, ses collaboratrices quotidiennes. Quand il est sorti, à cinq heures, j’ai pu consta-