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JE SAIS TOUT

Il fit quelques pas et se décida : il m’avoua qu’à Paris il avait déjà été préoccupé par les façons un peu désinvoltes du professeur et… par la patience un peu… coquette d’Ivana… Il avait néanmoins une trop grande expérience de l’honnêteté de sa femme pour qu’il pût mettre celle-ci en doute. La terrible aventure qui avait précédé leurs étranges noces avait été pour lui d’un enseignement qu’il ne pouvait oublier. En ces semaines tragiques, il avait pu croire et il avait cru qu’Ivana avait trahi la foi jurée au profit de leur plus cruel ennemi… Tout semblait le démontrer ; les actes les plus éclatants d’Ivana, comme les plus cachés, l’attestaient. Elle trahissait Rouletabille !… Eh bien non ! elle ne lui avait jamais été aussi fidèle !… elle n’avait jamais autant travaillé pour leur amour ! Et s’il ne l’avait point définitivement condamnée, ça avait été par le miracle toujours renouvelé de la Raison de Rouletabille, de son « bon bout de la raison » qui lui avait fait voir la lumière là où les autres ne touchaient que des ténèbres et du sang[1].

— Tu comprends, me dit-il, que lorsqu’on a passé par là, on ne se laisse pas aller à son premier mouvement sur quelque déplaisante apparence !… Je m’expliquai franchement avec Ivana. Elle ne me répondit point tout d’abord. Je vis que mes questions, en faisant croire à mes soupçons l’avaient désagréablement surprise. Elle me demanda quelques heures avant de me répondre. Je connaissais le caractère entier d’Ivana. Je regrettai presque d’avoir parlé. Notre précédente aventure et son innocence d’autrefois eussent dû, semble-t-il, lui épargner une telle conversation entre nous. Bref, je m’attendais à quelque éclat, et je puis te l’avouer, je n’en « menais pas large » en rentrant le soir chez moi. Aussi je fus bien soulagé de lui voir tout de suite son bon sourire. Elle me prit la main et me conduisit devant Mme Roland Boulenger qui m’attendait dans le salon.

— Ma bonne Thérèse ! lui dit-elle, je vous l’amène, il est jaloux. Sauvez-moi !…

C’est alors, continua Roulelabille, que j’appris le complot, Mme Boulenger s’était aperçue, bien avant moi, des amabilités de son mari pour Ivana ; avant même qu’Ivana s’en fût ouverte elle-même à Mme Boulenger… Ma femme, en effet, avait laissé entendre à son amie qu’elle allait être dans la nécessité de résigner ses fonctions auprès du maître… Mais alors Mme Boulenger avait fondu en larmes ;  : « Si vous partez, il est perdu !… avait-elle répliqué à Ivana… Théodora Luigi est revenue !… Il m’avait juré de ne plus la revoir… et il l’a revue !.. S’il n’est point retourné auprès d’elle, c’est qu’il vous aime !… mais ne le désespérez pas ! »

— Tu comprends, Sainclair, tu comprends maintenant le jeu terrible : « Ne le désespérez pas ! »

— Eh ! m’écriai-je, je comprends que Mme Boulenger est en train de vous sacrifier tous deux à son mari… à la santé de son mari ! à la gloire de son mari !… Que ne ferait-elle pas pour son mari ?… Elle s’est ouvert le cœur pour lui… Elle s’est mise sous ses pieds !… Elle y mettra le monde !.. et ce n’est point le bonheur d’un bon petit ménage comme le vôtre qui l’arrêtera dans son holocauste !…

— Mon cher Sainclair, je voudrais tout de même bien que tu ne me prisses point pour un imbécile ! Si cette petite histoire était destinée à durer, je te prie de croire que je ne me serais laissé attendrir ni par les larmes de Mme Boulenger ni par les raisonnements altruistes d’Ivana qui ne voit dans cette aventure qu’un merveilleux cerveau à sauver et peut-être l’aboutissement heureux et prochain d’’illustres travaux sur le sérum de la tuberculose…

— Ah ! bien, interrompis-je, tu me la bailles bonne !… Alors, tu vas attendre pour « reprendre » ta femme que ce monsieur ait découvert le moyen de guérir la tuberculose !

— Idiot ! éclata-t-il en me bourrant un solide coup de poing dans les côtes… Nous attendrons simplement que Théodora Luigi soit repartie !… ce qui arrivera avant longtemps !… Elle ne quitte plus Henri II d’Albanie… Henri II est pour trois semaines en France… dans quinze jours il rentre dans ses États et pour longtemps paraît-il… Nous serons débarrassés de « la poison ! » Ivana et moi nous faisons notre voyage en Syrie… Tu vois qu’au fond, conclut-il en s’efforçant de sourire, tout cela n’est pas très grave !… Si tu connaissais mieux Ivana, tu dirais même que ça ne l’est pas du tout ! Elle a la tête solide, tu sais !… Pour te tranquilliser même tout à fait, je te rapporterai la dernière conversation que nous eûmes à ce sujet. Elle se terminait ainsi. C’est Ivana qui parle : « Le jour où tu auras le moindre soupçon, mon petit Zo,

  1. Le Château Noir — Les Étranges Noces de Rouletabille.