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LA POUPÉE SANGLANTE

Elle eut cette pitié suprême de ne s’apercevoir de rien ! Elle me dit avec cet air de noblesse calme qui tour à tour m’enchante, m’écrase ou m’horripile : « Monsieur Bénédict Masson, vous êtes un artiste ; je viens vous confier ce que j’ai de plus précieux dans ma bibliothèque, ces cinq Verlaine que vous arrangerez à votre goût qui est parfait ! Vous aurez seulement la bonté de me montrer un de ces jours vos maroquins que je veux choisir de couleur différente pour chaque ouvrage. »

Et comme je me précipitais gauchement sur un petit stock de peaux qui me restait, elle leva sa belle main pâle : « Non, pas aujourd’hui… Excusez-moi, je suis un peu pressée ! » Et elle s’en fut avec son regard céleste et son front d’ange.

Je n’avais pas prononcé une parole. J’étais comme anéanti. Tout équilibre était rompu en moi. Mais elle, elle en avait de reste, de l’équilibre ! Il lui en fallait pour naviguer aussi tranquillement dans une histoire pareille.

Deux heures du matin. — Effroyable !… Cette comédie ne pouvait décemment durer. Je viens d’assister au plus rapide et au plus sombre des drames. Il était un peu plus de minuit ; j’étais là-haut, souffrant tous les supplices, tandis qu’une lumière, au dernier étage du pavillon, témoignait que Christine ne reposait pas encore, et tout à coup, en bas, dans la clarté lunaire qui inondait le jardin, j’ai vu paraître le vieux Norbert qui se mit à escalader l’escalier comme un chat, et puis d’un coup d’épaule, défonça la porte et il y eut la clameur de Christine : « Papa ! »

Mais Norbert dressait déjà au-dessus de sa tête une arme formidable, quelque chose comme un chenet de bronze qui s’abattit, tandis que Chris-