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LA POUPÉE SANGLANTE

repas clandestins où l’on mange ce qui est généralement défendu par les justes lois. On vient d’assez loin faire des parties fines à l’Arbre Vert. Spécialités de matelotes, gibelottes et surtout un certain brochet farci, rôti, arrosé d’un vouvray encore un peu agressif qui a fait la renommée de la mère Muche. Et puis de la discrétion. On peut venir avec une dame, on ne vous demande pas de contrat de mariage et l’on n’écoute pas derrière les portes. Ça n’est pas le genre de la maison.

Quand le père Violette entra dans la cuisine, la mère Muche était à ses fourneaux. Il ne dit même pas bonjour ni bonsoir, ni rien. Il se laissa tomber sur un banc, au coin de l’âtre, et ralluma sa pipe avec une braise au bout des pincettes, et puis il cracha dans le foyer et regarda la flamme.

— Eh bien ? finit par dire la mère Muche, en se retournant, ton Bénédict t’a-t-il enfin « débarrassé le plancher » ?

Le plancher ! drôle de façon de désigner les marécages de Corbillères ! Mais la mère Muche n’y regardait pas de si près, et puis, elle était tout à fait excusable de s’exprimer ainsi, car elle ignorait ces marécages-là. Elle ne les avait jamais vus. On lui avait toujours dit que le pays d’où le père Violette rapportait de si bonnes choses était si laid, qu’elle n’avait jamais eu le courage de grimper à travers bois jusqu’en haut du coteau pour savoir comment il était fait.

Mais depuis des années, elle entendait parler du seul homme au monde qui voulût bien habiter cette contrée-là avec le père Violette, et malgré le père Violette !… Ah ! le garde ne lui laissait rien ignorer du monstre de laideur qui avait choisi cette solitude pour y attirer des femmes et les assassiner ! Ça, c’était le fonds, le tréfonds de la pensée du père Violette, et il ne l’avait pas