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LA POUPÉE SANGLANTE

qu’il eût l’œil sur l’audacieux qui pénétrait dans son domaine.

On l’avait toujours vu habillé de la même façon : vieille culotte de velours à côtes qui n’avait plus de couleur, toujours botté, une veste qui était tout en poches, et dont il sortait des kilomètres de cordelettes, d’extraordinaires engins de pêche, une carnassière qui ne quittait point son épaule même quand on ne lui voyait point de fusil (dans ces cas-là on pouvait être sûr que le fusil n’était jamais très loin), un brûle-gueule, qui semblait ne plus être qu’un morceau de braise entre ses lèvres desséchées, sous sa moustache jaunie, calcinée par ce charbon ardent ; un visage taillé à coup de serpe, de grandes oreilles qui remuaient, des narines toujours au vent, tout du chien d’arrêt… de petits yeux vert clair entre des longs cils albinos et qui voyaient d’incroyablement loin.

Il n’y en avait pas deux comme lui pour lancer l’épervier ou démolir une bande de canards sauvages à l’affût, vers lequel il les attirait avec son équipe de poupées de bois flottantes, par les nuits claires, au moment des grands passages…

Il habitait une hutte au milieu des têtards, comme il appelait les saules pâles qui dressaient leurs troncs entr’ouverts, égorgés, sur deux rangs au bord des marais. Il vivait là dans un domaine mi-terrestre, mi-aquatique, parmi les glaïeuls, les sagittaires, les roseaux… Il y avait son bachot, son vivier barbu, autour duquel rôdait la perche noire, où passaient, rapides, les folles escadres d’ablettes argentées…

Il détestait Bénédict Masson pour bien des raisons. L’une des plus fortes était que celui-ci lui avait fait manquer une occasion extraordinaire de devenir presque un bourgeois, un vrai garde-