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LA POUPÉE SANGLANTE

acheva d’exalter en moi un romantisme effréné, cette espèce de frénésie de la parole qui cache, sous ses oripeaux de foire et son clinquant de parade, la très humble et très simple douleur d’un pauvre être qui n’a jamais senti se poser sur ses lèvres les lèvres d’une femme…

Elle me la baillait belle avec son tendre et chaste abandon sur l’épaule du bel être à la tête vide !… On nous a appris, sur les bancs de l’école, l’histoire d’une femme, reine par le rang, la beauté et l’intelligence, qui apportait son baiser au poète endormi, si laid fût-il… Et je servis à Christine notre Alain Chartier avec ce luxe de vocables derrière lequel je dissimule autant que possible ma terrible timidité…

Pour les uns, je suis un grand poète, pour les autres un saltimbanque, pour moi, je suis un mendiant. Sous mes sanglots gonflés de rhétorique, une femme qui m’aimerait vraiment lirait tout de suite ces deux mots : « Embrasse-moi ! »

Misère de ma vie, je ne puis pas les prononcer !…

Mais Christine les a entendus tout de même… La voilà, la divine, qui se penche sur moi ; son souffle, son haleine embrasait mes artères, cependant que le cœur rouge de sa bouche s’entr’ouvrait sur la mienne… Allais-je mourir de joie, m’éteindre du coup, consumé par la flamme sacrée ?… Pourquoi n’ai-je pas fermé les yeux ?… Alain Chartier dormait, lui !… Oui, mais Marguerite avait les yeux grands ouverts sur cette sublime laideur qu’elle honorait d’un baiser royal !…

Pourquoi as-tu fermé les yeux, toi, Christine ?… Est-ce parce que cette nuit est trop claire encore ?… Est-ce par pudeur ?… Je veux le savoir, Christine !…