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LA MACHINE À ASSASSINER
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Nous donnons ici quelques lignes rares qu’elle put sauver de ce désastre.

« Oui, je suis un pur esprit et je m’en fais gloire ! Et ce sera ta gloire à jamais, ô Christine ! d’avoir aimé une pensée mieux peut-être que tu n’eusses aimé mon cœur même s’il avait habité, lors de ma première étape, un corps idéal : même si Bénédict Masson avait été beau ! Vois-tu, Christine, ce que nous admirons chez l’homme, Emerson l’a dit : « C’est la forme de l’informe ! » la concentration de l’immensité, la demeure de la raison, la retraite de la mémoire ! Vois le jeu des pensées ! Quelles agiles et souples créatures ! Les jeux du cœur appartiennent encore à la terre, mais la pensée ailée que n’alourdit aucun poids terrestre, c’est le Divin ! »

Ce que nous venons de lire, c’est le chant du triomphe ; mais voici venir la clameur du désespoir, qui expliquait tout :

« J’ai tendu les bras ! J’ai pressé sur mon sein glacé ton corps et ton visage convulsés !… mais je n’ai pas senti la tiédeur de ton sein !… Oh ! ta chaleur, ton parfum bénis ! qui me les rendra jamais ?… Christine ! Christine !… Emerson est un niais !… L’orgueil de penser ne consolera jamais de l’amour… de l’amour tel que l’a voulu la nature créatrice, au fond duquel tout se rejoint !… Ah ! Christine !… Au début, j’ai promené à tes côtés ma superbe !… je me vantais d’être un pur esprit et j’étalais audacieusement mon bonheur !… Mais je me trompais moi-même !… je n’étais heureux que parce que je n’étais pas encore tout à fait retiré de la terre !… Tel un opéré à qui l’on vient d’ôter le bras et qui croit toujours sentir sa main blessée… le souvenir que j’avais de mes sens les remplaçait ! Je me rappelais ton parfum et il me suffisait de te voir pour te sentir !… Ainsi je me promenais dans la nature sans en être encore tout à fait isolé… Et puis, peu à peu, cette imagination s’effaça… ces pseudo-sensations disparurent… je fus réduit à ma seule mécanique… qui promenait ma pensée !… J’étais