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M. MIFROID PREND CONGÉ

» — Il faut que je vous raconte un souvenir de votre jeunesse.

» Cet homme, en une pareille heure, après trois pareilles semaines, alors que Mme Mifroid devait être si inquiète, m’eût dit : « Il faut que je vous raconte un souvenir de ma jeunesse », que j’eusse trouvé le joint nécessaire pour prendre congé, mais il me disait : « Il faut que je vous raconte un souvenir de votre jeunesse. » C’était bien curieux ; je restai et j’écoutai, et voici ce qu’il me narra :

» — La chose se passait, fit M. Longuet, dans l’endroit où nous sommes, au carrefour Buci.

» — Étais-je bien jeune ? demandai-je en souriant.

» — Heu ! heu ! vous pouviez avoir de cinquante à cinquante-cinq ans !

» Je fis un léger bond sur le trottoir. Je me vois dans la nécessité d’avouer que je vais atteindre bientôt (Pourquoi ne ferais-je point cette confession ? Quelle honte à cacher son âge ?)… la quarantaine. Vous jugez de mon émoi quand M. Longuet me parla d’un souvenir de ma jeunesse, au temps où j’avais « de cinquante à cinquante-cinq ans. » Mais il ne prit pas garde à mon geste de protestation et continua son dire :

» — À cette époque, vous aviez une barbe grisonnante, taillée en deux pointes larges et longues qui vous descendaient bellement jusqu’au ceinturon, et vous montiez — je le vois encore — un superbe cheval isabelle.

» — Vraiment, je montais un cheval isabelle ? (Je ne suis jamais monté qu’à bicyclette.),

» — Un cheval isabelle que vous donnâtes à garder à l’un de vos archers…

» — Ah ! ah ! je commandais à des archers !…

» — Oui, monsieur le commissaire, à vingt archers à