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LA DOUBLE VIE DE THÉOPHRASTE LONGUET

frapper, comme nous disons chez nous. Je crus cependant devoir lui faire observer qu’un pareil système d’existence de peuple ne pouvait servir que les fainéants ; mais elle me répondit qu’il n’y avait rien de plus fatigant au monde que de ne rien faire, ni de plus intéressant que de travailler pour se distraire, et que tout le monde, dans le pays, se distrayait à faire des chapeaux, des bottines, des haut-de-chausses, des cors de chasse, des maisons, des ponts, des boîtes de conserves, de la littérature. Oui, oui, de beaux livres d’histoires pour les étrennes et des poèmes immortels qu’ils lisaient passionnément avec leurs vingt doigts. Certainement, me fit-elle comprendre, avec ce système, il n’y a pas de surproduction, mais nul ne s’en plaignait. Je n’osai lui avouer qu’avec notre système à nous et notre manie de louer l’activité à propos de tout et à propos de rien, la surproduction était un fléau.

» Je lui demandai encore, pour en avoir le cœur net, pourquoi, avec son système, tout le monde n’était pas faiseur de livres, ce qui — je me l’imaginais — était plus agréable que d’être faiseur de bottes. Elle me répondit en me demandant si, chez nous, il y avait une loi qui me forçait à être commissaire de police. Je répliquai que non. Alors, elle me demanda le pourquoi de l’état où j’étais de commissaire de police. Je ne sus que dire. Aussitôt, elle me traita d’enfant et me prit le crâne entre ses vingt doigts. Me l’ayant palpé, elle me fit comprendre que, d’après ce que je lui avais raconté du métier de commissaire, j’avais été dans la nécessité de songer, dès mon plus jeune âge, à être commissaire, à cause de la conformation de mon cerveau. J’ai, paraît-il, une proéminence bombée à trois centimètres de l’arcade sourcilière ; cette proéminence, qu’elle reconnut immédiatement, bien qu’elle ne fût pas accou-