Page:Leroux - La Double Vie de Théophraste Longuet.djvu/22

Cette page a été validée par deux contributeurs.
4
LA DOUBLE VIE DE THÉOPHRASTE LONGUET

jour pour visiter les monuments du passé, c’est que mon état — je fabriquais la semaine dernière encore, monsieur, des timbres en caoutchouc — ne m’a point laissé de loisir jusqu’à l’heure de la retraite. Cette heure a sonné, monsieur, je vais m’instruire.

Et il frappa avec autorité le pavé séculaire du bout de son ombrelle verte. Puis ils franchirent tous une petite porte et un grand guichet. Ils descendirent quelques marches et furent dans la salle des Gardes.

Et la première chose qui arrêta leurs regards fit sourire Adolphe, rougir Marceline, s’insurger Théophraste. C’était, au chapiteau d’une de ces sveltes colonnes gothiques qui sont le suprême orgueil de l’architecture au treizième siècle, l’histoire en pierre et symbolique d’Héloïse et d’Abailard. Abailard s’appuyait fort tristement à la protégée du chanoine Fulbert, cependant que celle-ci recueillait, d’une main attendrie, la cause de tous leurs malheurs.

— Il est étrange, fit M. Longuet en entraînant précipitamment sa femme et son ami, il est étrange que, sous prétexte d’art gothique, le gouvernement tolère de pareilles obscénités. Ce chapiteau déshonore la Conciergerie et il est incroyable que saint Louis, qui rendait la justice sous un chêne, ait pu en supporter la vue.

M. Lecamus n’était point de cet avis. Il disait : L’art sauve tout.

Mais bientôt ils ne parlèrent plus et furent uniquement à leurs réflexions. Ils faisaient « tout leur possible » pour que ces vieux murs qui évoquaient une si prodigieuse histoire leur laissassent une impression durable. Ils n’étaient pas des brutes. Pendant que le gardien-chef les conduisait dans la tour de César, ou dans la tour d’Argent, ou dans la tour Bon Bec, ils se disaient vaguement qu’il y avait eu là depuis plus de